Emporté par le goût de l'hermétisme des symboles et de la profondeur des métaphores, le génie paysan se déploie sur l'étendue poétique de la parole, tout libre, tout spontané et sans confins. Les mots s'égrènent instantanément des lèvres des paysans, le rythme épouse le sens et l'image s'intercale entre les rimes, portant des messages d'antan, une éthique des ancêtres, une morale sacrée, un savoir-faire… La parole s'offre mélodieuse, embaumée d'atmosphère pastorale et inspirée des emblèmes de la nature et des paysages champêtres. Le signe insinue sans trop expliciter le sens, et le symbole se pose, s'impose, crée une symbiose entre le signifié et le signifiant, dépassant l'arbitraire du signe saussurien et instaurant un relationnel irrationnel mais si déterminé par les maillons enchaînés du symbole. Ainsi la parole paysanne surgit riche en expansions, étendue comme le déferlement d'un éventail dépliant les aires du temps et dressant un pont pour communiquer avec le temps des ancêtres et de la mythologie. L'incantation du verbe a autant d'efficacité que la pratique rituelle sacrée, car chez les paysans, tout passe par le verbe, tout est dit, tout est transféré verbalement, ni encre, ni plume, ni papier… Bref, cette littérature orale, qui s'hérite d'une génération à une autre, porte l'âme des paysans, traduit leurs traditions, marque leur appartenance et leur identité, elle se transmet verbalement, grâce à la mémoire collective, ce réservoir bien creux contenant tout le savoir ancestral. Récits, contes, poésie, légendes, épopées, mythes, chants, proverbes, dictons, sentences, devinettes, énigmes… toute une panoplie de petites formes et de genres littéraires nourrissent la littérature populaire. Comme les sociétés traditionnelles sont des sociétés agraires par excellence, alors leur culture était intimement liée aux travaux des champs, à la représentation du temps et au savoir-faire agraire. Elle émanait de la terre, se nourrissait du soleil et de la pluie et germait gracieusement, épanouie et radieuse. N'est-ce pas que la culture dans son origine latine, «cultura», signifiait le soin porté à la terre et au bétail, ensuite, à partir du XVIe siècle, le mot glissait vers le sens de la pratique agricole, enfin, elle passe, au XVIIIe siècle, au travail de l'esprit et au développement de diverses facultés humaines. C'est ainsi que la littérature populaire a germé et poussé de la terre comme la végétation, tout fraîche, tout vivace, imbibée de la sueur des paysans, portant dans son essence les semences de leurs corps, de leur sensibilité, de leur âme, de leur esprit… Cette littérature populaire avait bel et bien constitué le piédestal de la littérature postcoloniale maghrébine, d'expressions arabe et française, une littérature de résistance représentée par des écrivains maghrébins tels que Béchir Khreif, Mohamed Marzougui, Albert Memmi de Tunisie, Ahmed Sefrioui du Maroc, Kateb Yassine d'Algérie et beaucoup d'autres; en effet, l'écrivain maghrébin cherche à ancrer son identité dans son territoire qui se trouve menacé sous le régime français, il s'oppose à la culture étrangère et ses risques de déculturation de la société, en remettant à jour ses racines et ses traditions, ses fêtes et ses pratiques rituelles. Et une littérature coloniale représentée par des écrivains et ethnographes français. Le colonialisme facilitait un orientalisme de terrain dont les acteurs sont de voyageurs, commerçants, personnels diplomatiques ou militaires, administrateurs coloniaux. Ces derniers, d'un capricieux geste de plume et un goût vaniteux de l'étrange, du pittoresque, de l'exotique, agrémentaient leurs carnets de voyage par l'âme, la sensibilité et l'histoire des hommes, leurs usages, leurs coutumes, leurs comportements, leur mode de vie… ainsi littérature de voyage, littérature orientaliste, littérature ethnographique étaient bien en vogue. Même la notion de «folklore» a subi une mutation de sens allant vers le péjoratif. Au début, le dictionnaire Larousse le définit par «l'ensemble des productions culturelles non matérielles (croyance, rites, contes, légendes, fêtes, cultes, etc.) des sociétés sans écriture ou paysannes» mais il diminue pour désigner la «manifestation d'un pittoresque superficiel». Ceci étant dit, n'empêche qu'aujourd'hui, avec le recul, avec cette nouvelle conscience de préserver les particularités de l'identité maghrébine contre la menace de la mondialisation et de l'universalisme de la culture, on reconnaît le rôle important de ces ethnologues français qui ont fait l'effort de rassembler et d'inscrire une quantité de la culture orale. D'ailleurs, plusieurs recherches actuelles se reposent fondamentalement sur les monographies de ces derniers. De même, on reconnaît le mérite de cette littérature maghrébine, arabe ou francophone ; c'était une littérature kaléidoscope, réfléchissant des caractéristiques tout à fait singulières. Elle dérive d'un amalgame d'expressions autonomes, Ecriture et Oralité, et d'une transdisciplinarité reliant, en chassé-croisé, la littérature, l'ethnologie et la sémiologie.