Dix-neuf heures. C'est le dernier soir de septembre, sur la route de La Soukra, en face de la mosquée Sidi Fraj. A même le trottoir tapissé, et sur toute sa largeur, une tente cubique d'une dizaine de mètres, d'un blanc immaculé, où «la lumière pleut» et où l'on sert le cocktail aux invités, à l'occasion du vernissage de l'exposition de Mourad Harbaoui. Première mise en scène due à la dame de céans, Sémia Achour? A l'intérieur de la galerie, ça jazze sur un air de guitare accompagné d'une voix fluette, gracile. Sur les murs, une vingtaine de toiles, de petits et moyens formats, se déploient comme grains d'un même chapelet. Le pinceau de l'artiste est aussi musical avec ses bleu-outremer, ses ocre-rouge, ses jaune-clair, ses vert-tendre. Près de neuf mois après le 14 janvier, Mourad Harbaoui, qui a vécu et partagé des moments intenses, vit enfin des «heures claires», sa peinture a mûri comme les fruits de cette saison. C'est la seconde mise en scène pour mieux fortifier les sens et explorer les choses de l'imaginaire. Un processus d'élaboration continu L'œuvre peinte de Mourad Harbaoui est constamment dans l'ouverture. Ouverture à l'indicible et à l'ineffable. Elle est un processus d'élaboration continu. Elaboration des corps, des nus, des foules-silhouettes et des lieux, comme les Médinas. Tout cela d'un point de vue panoramique, à distance, pour dégager une cohérence, une logique après s'être placé à l'intersection des ordres contradictoires de l'image d'un art formel ou informel. Deux abstractions géométriques (de petit format) témoignent sur les cimaises de cette galerie, pour dire qu'il n'y a pas de contradiction avec l'œuvre figurée. Entre le visible et l'invisible. Mourad Harbaoui est au corps-à-corps avec ses toiles. Son intérêt pour la figuration est indéniable et il lui arrive maintenant et depuis la révolution tunisienne de verser dans l'expressionnisme à travers des personnages à la mine blafarde, aux traits tiraillés et des couleurs plutôt sombres. Deux peintures de grand format, «Le peuple veut» (I et II), contrastent bien évidemment avec la sérénité qui règne partout ailleurs. Mais cette élaboration des formes ne se manifeste que progressivement ou par à-coups, une fois le support des couleurs primaires réalisées à coups de raclette sur la toile vierge, et à même le sol. Le support c'est le processus chaotique car la nouveauté ne naît que du chaos. La toile (carrée ou rectangulaire) est alors posée sur le chevalet, et souvent retournée pour y déceler une forme susceptible d'être objectivée. Dans l'esprit de l'artiste, calme, serein ou tourmenté, l'image peut naître d'une pensée, d'un sentiment ou de la couleur elle-même. Alors, seulement, commence le travail de parachèvement de l'œuvre de laquelle vont surgir, progressivement, les silhouettes, les corps (deux nus de grand format, côte à côte, trônent, dans cet espace-galerie), les espaces architecturaux médinesques, mais à peine suggérés. Peinture et théâtralité Lors de ce vernissage, Mourad Harbaoui n'a pas fait dans le rituel, mais, d'habitude, il consent volontiers à faire son happening : exécuter une œuvre en public avec le concours de musiciens. Mais c'est un rituel qu'il va maintenant développer, lors de ses futures expositions de très grand format. Et c'est une manière pour lui de donner une certaine théâtralité à sa peinture : la musique, permanente dans son atelier, les styles qu'il affectionne le plus vont agir sur son comportement, pinceaux et brosses en main, pour entrer en transe et s'en aller directement et de la manière impulsive et comme téléguidée, à l'assaut de la toile blanche. Des sortes d'étincelles pour mettre le moteur en branle, gagner des espaces encore plus lointains de l'imaginaire, sous le regard médusé du public. Alors, le peintre devient, pour un temps, un véritable comédien, jouant son one man show et installant les objets de sa propre mise en scène. Du coup, certains artistes-comédiens de la place s'intéressent à sa peinture, à l'importance de sa démarche propre de l'art dramatique, comme ce fut le cas, il y a quelques années déjà, chez le regretté Habib Chebil. En outre, cette démarche aura été, bien avant le 14 janvier d'ailleurs, le prélude à l'atmosphère artistique qui devait aller régner durant la révolution tunisienne. D'une jeunesse qui s'en est donné à cœur joie sur divers supports, tels les murs et les voitures incendiées, et de passer ainsi à l'acte dans le but évident d'affirmer leur désir de liberté citoyenne et artistique. L'univers pictural de Mourad Harbaoui est une musique par ses formes et ses couleurs. Cet artiste est un nomade des temps présents à qui la révolution aidant a sans doute ouvert d'autres voies, pour trouver du nouveau. Espérons-le. Vingt et une heures. Nous quittons les lieux avec le sentiment que chez cet artiste, comme ceux de sa génération, la nouvelle, le sentiment artistique — peut-être d'une nouvelle avant-garde après celle des années 60 de l'autre siècle — va bon train et qu'il entrera de plain pied dans la «modernité», soutenu, en cela, par les élans révolutionnaires.