Par Soufiane BEN FARHAT On observait la campagne électorale particulièrement tiède il y a quelques jours. Elle a flambé en quelques heures. Le temps de la projection d'un film d'animation entre l'ambiguïté d'une équivoque et quelques réactions en chaîne. L'affaire est en tout cas suffisamment grave pour que la justice s'en saisisse. Aux dernières nouvelles, avant-hier, le bureau du procureur de la République de Tunis «a décidé d'ouvrir une enquête préliminaire sur la diffusion, par la chaîne Nessma, du film d'animation franco-iranien «Persépolis». Cette décision fait suite à plusieurs plaintes déposées par des avocats et des citoyens», confirme une source judiciaire. Récapitulons : vendredi dernier, la chaîne privée Nessma diffuse le film Persépolis, avec doublage en arabe dialectal tunisien. La projection est suivie d'un débat d'une heure trente sur l'intégrisme religieux. Les réactions fusent. La colère monte. Les gens courroucés déplorent la représentation de Dieu sous les traits d'un vieil homme blanchi. Les réseaux sociaux, Facebook en prime, s'en emparent, avec les extraits incriminés du film à l'appui. On appelle à boycotter la chaîne. D'aucuns proposent de manifester devant son local. Dimanche, des gens qualifiés d'«extrémistes» auraient tenté d'attaquer les bureaux de la chaîne dans le quartier de Montplaisir et à l'avenue Mohamed-V à Tunis, selon certaines sources. Ils auraient simplement manifesté pacifiquement selon d'autres sources. Le même jour, des manifestations violentes opposent des groupes de jeunes aux forces de l'ordre dans quelques quartiers populaires. Le lendemain, les manifestations s'étendent à d'autres villes du pays, du nord au sud et d'est en ouest. Tout en temporisant, le porte-parole du ministère de l'Intérieur rappelle dans les journaux télévisés — dont celui de Nessma — que la Tunisie n'est pas le Danemark. Début 2006, le monde musulman avait connu une flambée de colère inouïe contre la publication de caricatures danoises portant atteinte au Prophète Mohamed Quelques partis politiques ont condamné la manifestation de dimanche qualifiée d'«attaque». D'autres ont critiqué l'initiative de la chaîne qualifiée de «provocation», d'autant plus, à les entendre, qu'elle est «survenue en cette phase préélectorale sensible». Bref, par-delà la levée de boucliers, c'est la crispation latente qui se profile. Et comme dans toute crispation, le dialogue de sourds s'installe. Mais, ici comme ailleurs, ce qui intéresse, c'est ce qui s'inscrit au-delà des contingences. En cette période de gestation politique et, bientôt, constitutionnelle, à quelque chose malheur est bon, peut-on se dire à part soi. En effet, bien que violent de prime abord, l'échange sur la diffusion du film Persépolis nous plonge de plain-pied dans la question du sacré et de la sacralité. Posons la question telle quelle, sans fioritures. Dans la prochaine Constitution, et s'agissant précisément d'art et de création, qu'est-ce qui aura la primauté du sacré, la liberté ou la religion ? Quelle sacralité transcendantale en matière de création artistique, celle du ciel ou celle de la terre ? La question est posée en ces termes. Il y a deux jours, les représentants du mouvement Ennahdha et du Pôle démocratique moderniste (PDM) en ont débattu sur les ondes de la radio Shems FM. Paradoxalement, ils étaient d'accord pour souscrire que c'est le principe de liberté qui prime. Mais ils divergeaient sur la sacralité. Pour l'un, la liberté est, en soi, la norme sacrée par excellence. Pour l'autre, la liberté de création ne doit guère attenter au sacré religieux quel qu'il soit, norme inviolable par principe. En somme, d'accord sur la primauté, désaccord sur la sacralité. En fait, le débat n'est guère épuisé, n'ayant guère été entamé. Sans doute a-t-il été effleuré par incidence ou indirectement. Et, comme toujours, dans les convulsions propres au choc des ressentiments ou des ignorances. En tout état de cause, sur ce registre comme sur d'autres, nous gagnerions à remettre les pendules à l'heure. Jusqu'ici, lorsqu'on évoque le terme extrémisme, certains pensent automatiquement à l'extrémisme religieux. D'aucuns proposent cependant d'intégrer aussi l'extrémisme libéral ou laïque. Il est sans nul doute utile de rappeler aux mortels que nous sommes qu'entre un oui et un non, il y a une infinité de peut-être. Et que le choix aujourd'hui n'est plus tellement entre la droite et la gauche mais bien plutôt entre le centre et les extrêmes. Parce qu'il n'y a pas de monopole idéologique ou politique de l'extrémisme. Et que les extrémistes sont de tout bord. Par-delà tout, la campagne électorale s'est quelque peu réchauffée en invitant la problématique du sacré controversé. Sacrée campagne.