Pourquoi l'abstention révolte-t-elle autant les initiateurs du Bus Citoyen ? Parce que, tout d'abord, pour clamer "Achaâb Yourid" (le peuple veut), comme nous l'avons fait et entendu dans les manifestations, il faudrait que plus de 50% de la population tunisienne aille voter le 23 octobre. Sinon, nous retomberons dans le même scénario‑: de nouveau une minorité s'appropriera la voix de la majorité. S'abstenir veut dire démissionner. C'est vrai, ensuite, que le paysage politique laisse à désirer. En même temps, nous n'avons pas le droit de nous montrer trop exigeants, les partis aussi traversent une étape d'apprentissage. Il nous semble impensable de dire que sur les 1.300 listes, "toutes sont corrompues" ou qu'on ne peut pas trouver parmi elles quelqu'un ou un seul parti qui nous représente. D'ailleurs, à moins de se présenter soi-même, personne ne pourra tomber sur le candidat qui reflète la totalité de ses aspirations et convictions. Et puis, le grand apport de la démocratie consiste dans l'alternance. Dans une année, nous voterons de nouveau‑: ceux qui n'auront pas donné satisfaction seront écartés du scrutin. Enfin, ultime argument que nous présentons à notre public cible‑: il y a sûrement, parmi les candidats à l'Assemblée, ceux que vous refusez... En vous abstenant de voter, vous leur laissez le champ libre. Dans quelle ambiance générale les Tunisiens que vous avez rencontrés à l'intérieur du pays se préparent-ils aux élections‑? De manière générale, les Tunisiens sont assoiffés d'informations sur le processus électoral. Dans les régions, on nous pose généralement la même question : "Vous êtes de quel parti‑?". Lorsque les gens comprennent le sens de notre action et écoutent le discours aucunement partisan de nos équipes de bénévoles, l'accueil qui nous est fait est souvent chaleureux, débarrassé de toute méfiance et de toute agressivité. Nous avons remarqué l'engagement total des plus de 40 ans pour exercer leur droit électoral, qualifié souvent de "forçat al omr" (l'occasion d'une vie). Par contre, les plus jeunes sont moins enthousiastes. Il faut porter de l'espoir en soi pour aller voter. Or la tranche d'âge entre 20 et 30 ans, souffrant toujours de chômage et de marginalisation, n'a pas vu sa situation s'améliorer après la Révolution. Elle a, d'autre part, perdu toute confiance dans le gouvernement en place, à qui elle reproche de "magouiller pour amnistier des symboles de l'ancien régime". Quelle pédagogie avez-vous suivie pour convaincre les gens d'aller voter ? Rien ne vaut un discours sincère qui sort des tripes ! Les 120 personnes formant nos équipes sont des bénévoles apolitiques, qui courent volontairement les routes, les usines et les marchés pour apporter les clés de compréhension du processus électoral à des milliers de citoyens tunisiens. C'est un geste qu'ils consacrent pour la Tunisie. Nous procédons selon trois manières. Nous abordons les gens dans les marchés hebdomadaires, où nous pouvons voir, avec nos intervenants dans les divers gouvernorats, jusqu'à 250 personnes par heure. Nous partons aussi à la rencontre des gens là où ils se rassemblent en général, dans les cafés, les restaurants, les souks, les marchés municipaux. Enfin, quand les chefs d'entreprise, dans un geste citoyen, veulent bien nous accorder une heure sur le temps de travail de leurs ouvriers et employés, nous faisons également de la sensibilisation dans les cafétérias ou les dépôts. Nous commençons par présenter en 5 mn les élections de l'Assemblée en incitant le public à participer au vote, suivent ensuite 30 mn de débat, puis on passe à une simulation du vote et on finit par distribuer nos flyers. Grâce à nos donateurs, une vingtaine d'entreprises tunisiennes sur lesquelles nous avons décidé de ne pas communiquer pour appuyer la dimension citoyenne de l'opération, des milliers d'électeurs potentiels ont été touchés.