Par Foued ALLANI Propulser une entreprise vers la grande orbite des bénéfices astronomiques et de l'innovation technologique est une vraie performance, surtout quand elle intervient en un temps assez court. Sauver une entreprise agonisante, la remettre sur pied et lui permettre rapidement de multiplier plusieurs fois ses parts de marché et de devenir leader dans son métier en est une autre, d'ailleurs toujours difficile à réaliser. Très peu l'ont fait. Steve Jobs, le cofondateur d'Apple, géant mondial des technologies de l'information et de la communication, décédé le 5 octobre en sait quelque chose, puisqu'il a réussi et d'une façon spectaculaire à réaliser ces deux performances à la fois. Nous avons parlé dans notre précédente chronique de sa première performance (La Presse économie du 12 octobre 2011), parlons maintenant de sa seconde. Mais Steve Jobs, celui qui a profondément changé nos rapports avec l'information et la communication n'est pas le seul à avoir acquis cette réputation de sauveur. Certains sont devenus célèbres comme lui sur ce point-là. Tels que Carlos Ghosn, patron actuel de Renault-Nissan, Jack Welch, ex-PDG de General Electrics, et Phil Knight, patron légendaire de Nike. En reprenant Apple en 1997, Jobs était face à un véritable défi, sauver la boîte qu'il avait créée en 1976 avec son copain Steve Wozniak. Eh bien, il a retroussé ses manches et commencé à imaginer des solutions. En presque dix ans, il a fait sortir l'entreprise des zones de turbulence et de 2001 à 2010, il l'a hissée sur le podium avec la multiplication par onze du chiffre d'affaires et une capitalisation en Bourse époustouflante (près de 10 dollars l'action en 2004 et environ 400 dollars en 2011). Grâce à une rigueur et un perfectionnisme que l'on pourrait qualifier de quasi pathologiques, Jobs a su relever plein de défis. Il a non seulement visé les masses mais a aussi créé chez elles de nouveaux besoins. Ses nouveaux produits ont réussi à conjuguer de la manière la plus subtile utilité, fonctionnalité, ergonomie, design et sécurité. Mieux encore, une image prestigieuse de produits intelligents mais aussi intuitifs, donc non compliqués et performants, donc toujours en avance sur leur époque. Bref, il a su trouver les niches porteuses et à haute valeur ajoutée . Afin d'obtenir ce résultat, Jobs a fixé dès le départ la barre très haut de façon à ce que les moins compétents quittent d'eux-mêmes la boîte. Il a tracé le chemin à suivre et donné une vision claire de l'avenir à ses équipiers. Il ne les a pas poussés vers l'objectif mais tirés vers ce dernier. Il a été pour eux un vrai leader. Les pieds sur terre, la tête dans les étoiles, Jobs n'a pas rêvé à la manière des romantiques et autres nostalgiques. Il a rêvé certes mais les yeux grands ouverts, à l'affût de ce qui fait bouger la vie et le monde et a su mettre à profit chaque seconde de sa vie. Cela lui a donné l'énergie nécessaire pour convaincre (et non contraindre) et pour séduire donc pour transmettre à ses équipiers cette énergie et cette flamme. Travailler avec lui est donc devenu un plaisir, une opportunité sans fin, un privilège. Et cela engendre le dévouement, la loyauté et et le désir de se surpasser. C'est d'ailleurs ce qu'a fait Carlos Ghosn, ce Franco-Brésilien d'origine libanaise (le père biologique de Jobs est quant à lui syrien) en volant au secours de Nissan, le constructeur automobile nippon qui allait disparaître. En 1999, Ghosn chambarde tout en débarquant chez Nissan, reprise par Renault. Premier défi : établir la confiance entre lui et ses équipiers. Chose faite et les Japonais sont restés bouche bée en l'écoutant s'adresser à eux en japonais même s'il n'a pas cherché à masquer sa technique de lire le discours écrit dans cette langue mais transcrit en français. En quatre ans, multipliant les décisions parfois douloureuses, il a remis Nissan sur pied. Il devient la star du pays, un personnage de manga et le Premier ministre devait solliciter un rendez-vous pour le rencontrer. Ghosn a commencé par éliminer tous les gaspillages, tout en restructurant l'entreprise en se séparant de 20.000 salariés (pour sauver des dizaines de milliers d'autres emplois). Puis il a veillé à lancer une nouvelle gamme de voitures répondant aux besoins du marché qui évoluent incessamment. Son énergie débordante, son intelligence et sa persévérance ont fait comprendre à tous qu'il sait ce qu'il faut faire. Quand il a remis la boîte sur les rails, la mécanique était déjà huilée et une nouvelle culture s'est épanouie. En quelques années, Jack Welch, devenu célèbre dans le monde entier pour ses conseils et ses secrets pour la réussite, a propulsé GE au sommet du podium des entreprises américaines. De onzième, elle est devenue première. Son secret, mettre la barre très haut et ne pas hésiter une seconde à se débarrasser des moins compétents avant qu'il ne soit trop tard pour l'entreprise d'abord et pour eux ensuite. Car on ne peut pas gagner la course avec des rouages défectueux qui freineront la machine. Et ce choix, Welch l'imposait à longueur d'année et non au tout début de sa mission. En contrepartie, il chouchoutait les meilleurs (bourses d'études attention!) et éperonnait les bons salariés pour qu'ils deviennent plus performants. Welch possède une autre qualité, quand il travaille il prend plaisir à ce qu'il fait. Il est un vrai passionné. Et en se tuant à son travail, il ne pense pas à l'argent qu'il va gagner (il a d'ailleurs refusé un parachute doré à sa retraite) mais à la réussite de sa mission et à sa place sur le podium. Celle-ci est devenue toujours de plus en plus élevée grâce à sa rigueur, son franc-parler et son enthousiasme mais aussi à une volonté titanesque de réduire les coûts. C'est à peu près le même schéma pour Phil Knight qui s'est trouvé obligé de reprendre les rênes de son entreprise à la célèbre virgule comme logo, afin de la sauver d'une mort certaine. Dix ans après son retour (1994), Nike devient le leader du marché américain de la chaussure avec 40% de parts de marché après avoir perdu en l'espace de deux ans sa position de leader pour tomber jusqu'à 6% seulement. Et le cours de l'entreprise a, lui, grimpé de 75% en deux ans après le retour de Knight. C'est donc, en conclusion, une affaire de leadership, de sens à donner, de cohérence à préserver, de vision, de souffle mais aussi d'adaptation continue au marché. Aussi paradoxalement que cela puisse paraître, ce sont les patrons dont leur propre gain est leur dernier souci qui réussissent à renflouer les caisses de leur entreprise.