On aura tout entendu, mais rien vu. De l'argent distribué dans des enveloppes portant le sigle d'un parti politique candidat aux élections devant le centre de vote dimanche dernier; un faux calcul des bulletins de vote dans un centre de comptage; comptage refait plusieurs fois dans un même centre, le remplacement, temporaire, d'un président d'un centre de vote par un représentant d'un parti politique au cours du déroulement du scrutin dans un pays à l'étranger ; des ex-RCD auraient voté en masse pour une liste indépendante méconnue du grand public, en échange d'un sandwich et d'un billet de dix dinars et ils auraient été acheminés par des cortèges de bus ; des électeurs analphabètes auraient voté par erreur en confondant les sigles ressemblants des listes ou en cochant les cases à droite de l'électeur ; d'autres auraient marqué l'envers du bulletin de vote par les empreintes du doigt trempé dans l'encre indélébile ; des observateurs nationaux auraient été exclus de certains bureaux de vote...Ce ne sont là que quelques exemples d'infractions et de dépassements rapportés par des citoyens, journalistes et observateurs locaux dès lundi matin, le lendemain du scrutin. Par ailleurs, aux questions posées aux nombreux et différents observateurs internationaux, américains, européens, africains et arabes, quant à leur évaluation des élections de l'Assemblée nationale constituante, la réponse est unanime: «Les élections ont été libres, transparentes et démocratiques, et s'il y a eu des infractions, elles ne devraient pas avoir d'impact sur les résultats du scrutin». Après le 14 janvier 2011, les Tunisiens ont bel et bien changé et après l'enthousiasme, inattendu, du jour du scrutin, beaucoup d'électeurs, inquiets, se son posés des questions sur le retard, trop long pour certains, pris par l'Isie avant de proclamer les résultats définitifs du scrutin. D'autres ont même repris les sit-in de protestation, cette fois devant le Palais des Congrès où a été installé le média centre et où l'Isie tient ses conférences de presse pour donner les résultats préliminaires des élections. Des jeunes, étudiants pour la plupart, rassemblés via les réseaux sociaux à la Place des Droits de l'Homme, exigent de l'instance que la lumière soit faite sur la liste «El Aridha» de Hachemi Hamdi, la grande surprise de ces élections, et que la justice soit saisie pour publicité politique illégale. Rami et ses «amis», filles et garçons, certains accompagnés de leurs parents, ne contestent pas le déroulement du scrutin ni ses résultats préliminaires, qui donnent le Mouvement Ennahdha grand vainqueur de ces élections, mais tiennent à ce que les premières élections tunisiennes libres et démocratiques soient totalement transparentes. Leur soif de liberté et leur détermination à combattre toute sorte de dictature leur font craindre «de passer à côté de quelque chose et d'ignorer ce qui se passe derrière les annonces et les chiffres». Quelles conclusions faut-il tirer ? Que faut-il craindre? Que l'Isie a commis des erreurs et des omissions, que les élections n'ont pas été parfaites, que les observateurs internationaux ont fermé les yeux sur les dépassements, que la proportion des votes non utiles est importante? «C'est notre première expérience démocratique, il ne faut pas s'étonner qu'il y ait eu des erreurs, des omissions, des dépassements; ce sont autant d'observations que nous mentionnerons dans nos rapports et de recommandations à prendre en considération dans l'organisation des prochaines élections», répond le président de l'Isie, M. Kamel Jendoubi, à un journaliste lors d'une conférence de presse. Un des observateurs internationaux dira au cours d'un autre point de presse : «Même dans les élections démocratiques, il peut y avoir des défaillances, pourvu que l'on en tire les leçons pour les prochaines fois». Les faiblesses et les défaillances, constatées et signalées, ne minimisent pas l'effort colossal consenti par les membres de l'Instance supérieure indépendante pour les élections, depuis sa création, pour l'organisation, le suivi et le contrôle des élections de l'ANC, dont la réussite a été saluée à l'échelle internationale et reconnue au niveau national. Mais les Tunisiens ont changé après le 14 janvier; ils sont plus vigilants, plus exigeants et n'acceptent plus de taire leurs inquiétudes et leurs doutes. Or, il est indéniable que le temps pris par l'Isie avant d'annoncer les résultats définitifs, quatre jours, a laissé planer le doute sur l'opération de dépouillement des bulletins de vote et sur l'Isie, dont on a fait circuler la rumeur d'une démission au sein de son bureau et qui a été soupçonnée de cultiver la pratique des non-dits. Cela pour dire que les Tunisiens ont beaucoup appris de leur passé, et qu'après avoir mis à nu les méandres et les pratiques d'une dictature longue de 23 ans, ils ne peuvent plus tolérer ni s'expliquer les raisons d'une quelconque rétention de l'information, quelle que soit sa gravité, ni renoncer à la moindre miette de liberté de savoir et d'informer enfin retrouvée.