La Tunisie a voté hier. En masse. Les premiers électeurs se sont présentés aux bureaux de vote dès six heures du matin, alors que ces derniers ne devaient ouvrir leurs portes qu'à sept heures. Vers sept heures trente minutes, les files étaient déjà longues devant les salles de l'école Ettahrir 2, transformée en centre de vote, et débordaient sur le trottoir à l'extérieur de l'établissement. Des files séparées, perpendiculaires ou parallèles, les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. L'engouement des Tunisiens pour l'élection de leur 2ème Assemblée nationale constituante est inédit, impressionnant, spectaculaire, pour les Tunisiens d'abord. Un engouement remarqué et signalé également par les observateurs nationaux et internationaux. Au cours d'un point de presse improvisé vers 9 heures dans la cour de l'école, Mme Rosalynn Smith Carter, épouse de l'ex-président des Etats-Unis, Jimmy Carter, fondateur du Centre américain Carter d'observation des élections dans le monde entier, a fait remarquer, en réponse à notre question: «J'ai assisté à des élections dans 30, peut-être même 40 pays. C'est la première fois que je vois autant de joie chez les électeurs qui sont nombreux dès la première heure d'ouverture des bureaux de vote. J'ai vu plus de cent électeurs par file dès la première heure de vote. C'est une journée historique pour la Tunisie». En arrivant à la cité Ettahrir, Mme Carter, accompagnée d'une importante délégation comptant le président du Centre Carter, M. Hardman John Barnett, et l'ex-président de la République de Maurice, avait déjà visité deux bureaux et assisté à l'ouverture du bureau de vote d'El Menzal 9. En tenant ce premier point de presse, la délégation Carter avait déjà des échos de plusieurs bureaux de vote qui avaient été visités, dès sept heures du matin, par les observateurs américains, environ 70 au total. M. Hardman fait part de sa joie d'être en Tunisie et d'être avec le peuple tunisien en une occasion aussi importante. Le président du centre indique : «A ce stade de notre observation, tout semble bien marcher, l'organisation est bonne». L'ex-président de la République de Maurice ne cache pas non plus sa satisfaction : «Il y a un réel engouement, aussi bien des hommes que des femmes, dans la bonne humeur. Les gens parlent de fête. J'espère que ce sera aussi paisible jusqu'à la fin. Nous souhaitons bonne chance au peuple tunisien». Pas d'infractions mais des contretemps Accompagnée d'une garde rapprochée exclusivement américaine, la délégation d'observateurs du Centre Carter a tout un programme de visites de bureaux de vote pour la journée. Mme Carter va également assister à la fermeture d'un bureau de vote dont elle ne divulgue pas le nom. L'engouement des électeurs est tel qu'il a suscité l'interrogation des journalistes : que passerait-il si, à 19 heures, heure de fermeture des bureaux de vote, il y avait encore des files d'électeurs. M. Hardman, dans un ton rassurant, déclare : «Je pense que le nombre des électeurs a été pris en compte; par ailleurs, les électeurs ont commencé à voter très nombreux et dès 7 heures du matin, je pense donc que c'est faisable». Et Mme Carter de confier : «On m'a dit qu'ils laisseront voter tous les électeurs qui se présenteront aux bureaux de vote». La cité Ettahrir relève de la circonscription de Tunis II, représentée par 81 listes (65 listes pour la cité Ettahrir) pour 8 sièges à l'Assemblée nationale constituante. Dehors, sur le mur de façade de l'école, la plupart des listes électorales restent collées. Le silence électoral de la veille des élections ne semble pas avoir été entendu par les candidats de ce quartier populaire. L'appel au vote, en revanche, oui. Hommes, femmes, jeunes et personnes âgées, voire très âgées, sont là, déterminés à participer à ces premières élections libres et démocratiques, comme cette vieille dame de plus de 80 ans, frêle, enveloppée dans sa grande écharpe, venue seule. Elle vote pour la troisième fois de sa vie. «Les deux fois précédentes, on me disait fait ceci, fait cela; cette fois, je vais choisir toute seule et je ne vais même pas dire pour qui je vais voter; je suis libre». La bonne vielle dame taira même son prénom. «Je n'ai de compte à rendre à personne», lance-t-elle avec un large sourire. Voilà ce qu'ont ressenti hier les Tunisiens en allant voter leurs représentants à la nouvelle Constituante. Et l'on comprend ainsi la déception de ceux qui n'ont pas trouvé leurs noms sur les listes des électeurs, comme Aymen, 18 ans au mois d'août dernier, qui n'a pu s'inscrire dans les délais, mais veut voter quand même avec sa CIN toute neuve. Pour cette catégorie d'électeurs, l'Isie a ouvert un autre bureau de vote à l'école «Ibn Housnia». Aymen ne le savait pas, l'information n'était ni affichée ni connue de tout le personnel du centre. Pour d'autres, c'est l'égarement en l'absence de signalisations, sur les murs, indiquant les numéros respectifs des trois salles converties en bureaux de vote. Contrariés, ils errent dans la cour avec le sentiment d'être perdus et ignorés par les responsables du centre, débordés et tiraillés de tous les côtés. Deux observateurs nationaux scrutent en silence le déroulement du scrutin et notent leurs observations, qu'ils feront parvenir à leur organisation, l'Ugtt, et à l'Isie, à travers leurs rapports écrits. Au fil des minutes et des heures, les files grossissent et s'allongent. Dehors, agents des forces de l'ordre et soldats veillent au grain, l'œil vigilant, mais, pour une fois, la mine sereine. La Tunisie a voté librement.