Le siècle dernier, s'il a été riche en hommes de lettres, poètes, hommes de théâtre…, conserve pour nous un intérêt particulier dans le domaine de la chanson. Celle-ci a été le miroir de l'évolution de la société tunisienne depuis le début du XXe siècle jusqu'à sa fin, passant par des moments forts : déchirement, résistance identitaire, création de la radio, déroute derrière une politique qui n'avait pas que des succès, résurrection, rechutes… Nous reviendrons sans doute sur ces épisodes en dents de scie de l'histoire proche de la chanson tunisienne, qui, encore une fois, aura été aussi celle de notre nation. Si la chanson a été si importante tout au long du siècle dernier, des poètes et des paroliers ont été à l'avant-garde. Parmi eux, un homme aura marqué les décennies par son intelligence, la qualité de sa poésie et son patriotisme: Abdelmajid Ben Jeddou. Mémoire et modernité Il naît à la fin de la Première-Guerre mondiale, en 1918, le 15 août exactement, dans les quartiers populaires du Vieux Tunis. Il suit les cours au «Kotteb» (école coranique) du quartier «El qaâdine» puis intègre la grande mosquée «Zitouna». Son intérêt pour la poésie est grand et Ben Jeddou, très tôt, n'hésite pas à préférer les courants réformateurs de la poésie arabe. Nous avons vu, dans l'article précédent de cette même rubrique, comment le poète d'Al Atlel, Ibrahim Néji, lui aussi, était un adepte fervent de la modernité (La Presse, mardi 5/1/2010). En 1938, la Radio tunisienne est créée place de l'Ecole israélite, dirigée par Othmane Kaâk. La carrière radiophonique de Ben Jeddou commence alors en 1945 en compagnie de jeunes animateurs, tels que Mustapha Filali, Mohamed Hifdhi ou Abdelaziz Kacem. Mais la radio lui permet surtout de côtoyer le poète Mahmoud Bourguiba. Il se met alors à la chanson en écrivant des textes dont la plupart passent encore à la radio. Ses textes sont connus pour être ancrés dans les valeurs patriotiques. On y reconnaît également un renouveau qui débarrasse la chanson de ses thèmes ruminés, de ses pleurs interminables, de ses nostalgies maladives. Il traite l'amour dans sa pureté; il chante la beauté, celle de l'âme, celle de la nature, celle du pays. Il s'intéresse également à la poésie populaire dont il étudie la profondeur des thèmes et les cadences. Il édite ces études dans la revue Al Fikr. Dans ses émissions de radio, puis plus tard à la télévision, il s'intéresse à la mémoire collective et insiste sur la nécessité de s'attacher aux racines culturelles, aux valeurs qui font l'union d'un peuple autour de sa culture et de sa marche vers la modernité. Il retrace la carrière des personnalités nationales en matière d'art et de culture, participe aux séminaires et autres tables rondes à des moments cruciaux de notre vie. Il défend les auteurs tunisiens et devient le secrétaire général de la société tunisienne des droits d'auteurs de 1975 à 1984, qui, auparavant, faisait partie de la Sacem (société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique) . Le legs de Ben Jeddou Sa poésie, en arabe littéraire et ses zajal sont appréciés par les compositeurs et les chanteurs. C'est Saliha qui a la primeur avec une chanson éternelle : Dar el flak composée par Ziriab (Salah Mahdi). Rappelons simplement que Saliha est décédée en 1958. Le poète y évoque ses amours perdues lorsque «la roue du temps tourne» et que la solitude amère prend la place de l'être cher. Puis Ben Jeddou marque l'histoire lorsqu'en 1961, la guerre de Bizerte touche la nation au cœur; il écrit en quelques heures, Bani watani, la chanson patriotique qui restera à ce jour, gravée dans les mémoires. Chedli Anouar la composera aussi vite qu'elle a été écrite et la grande Oulaya prêtera sa voix à cette chanson qui fait vibrer les cœurs aujourd'hui encore. Il y incite les soldats à résister à l'envahisseur tout en soulignant que nous sommes un peuple qui lutte pour que règne la paix. D'autres chansons patriotiques sont écrites à la gloire du leader Bourguiba, composées, pour la plupart, par Chedli, Anouar (et chantées par Youssef Témimi ou Mhamed Ferchichi), par Ziriab (et chantée par Safia Chémia), par Ali Riahi (et chantée par lui-même) et par Hédi Jouini, interprétée également par ce dernier. Quant aux chansons d'amour, elles sont fort nombreuses. La plupart sont très connues. La part du lion revient à Oulaya: Ezzine hedha louech, Ya mdhabla larmech (Ziriab), El hob ma araftouch hatta ritek (Hédi Jouini), Qalbi elli hjartou (composée par Kadour Srarfi), et bien d'autres. En tout, Oulaya aura chanté une dizaine de chansons écrites par Ben Jeddou. Ali Riahi composera et interprétera sept ou huit chansons dont la plus connue : La choftek marra la ritek. Hédi Jouini même chose avec Sahm echfar gattel, Ya khanneba et Nahkilek kilma. Bien d'autres compositeurs ont eu le privilège de mettre en musique ses textes : Mohamed Triki, Ouannès Krayem, Ali Chalghamainsi que Chedli Anouar Ahait minnek chantée par Youssef Témimi. Nos bons souvenirs personnels De ce grand poète, nous gardons en mémoire, d'abord, l'aspect humain de son contact quand, tout jeune, nous nous rendions à la Maison de la radio, avenue de la Liberté, pour déposer nos modestes textes de chansons ou nos poèmes destinés à l'émission de Ahmed Loghmani «Houet el adab» au service littéraire. Si Abdelmajid présidait le comité de lecture des textes de chansons. Ses conseils et ses encouragements sont aujourd'hui encore inoubliables. Notre deuxième souvenir est lié au «Festival de Saliha», organisé par l'Ertt au Théâtre municipal et qui a été le premier festival de la chanson tunisienne. C'était en 1968, une session que lycéens que nous étions, n'oubliera pas de sitôt. Avec d'autres poètes, nous étions candidats pour le meilleur texte de chanson; nous avons osé ! Abdelmajid Ben Jeddou remporta le premier prix avec Ritek marra, ritek sodfa, composée par Ali Laïd et interprétée par Zouhaïra Salem. Quant à nous, nous avions droit au troisième prix avec une chanson patriotique composée par… Hédi Jouini ! Inoubliable moment! Ben Jeddou nous a marqué. Il a marqué l'histoire à travers ses textes patriotiques écrits dans les moments où la nation en avait grand besoin et surtout ses poèmes composés et chantés aujourd'hui encore, qui ont fait de lui, tout au long de sa vie, le gardien du temple d'un patrimoine si cher à nos cœurs, car il défendait l'authenticité et l'identité tunisienne de la chanson. Aujourd'hui, elle le pleure et pour cela, il nous manque tant.