Par Khaled TEBOURBI On ne s'en rend peut-être pas compte dans l'ébullition politique actuelle, mais il a manqué de la musique à ces premiers huit mois de la révolution. Pas des occasions de concerts, pas des rendez-vous festivaliers, ceux-là, tant bien que mal, autant que les moyens et les contextes s'y sont prêtés, ont eu une certaine présence, et ont même drainé des publics. Non : par manque de musique, ici, on entend l'absence, plutôt notoire, de créations propres à l'événement, d'œuvres témoignant directement de l'épopée que le pays vient de vivre et de l'ère nouvelle qui se profile devant lui. Simplement dit, «les muses révolutionnaires» ont étrangement tari à un moment où elles avaient toutes les raisons de donner libre cours à leur inspiration. Il suffit de faire le compte des chansons produites et diffusées depuis le 14 janvier, des musicales «affrétées» pour la circonstance par notre multitude de radios et nos quatre chaînes de télévision, des nouveaux albums et CD sortis sur le marché. Peu, très peu, comparé à l'avalanche de débats et de tribunes qui ont pratiquement sévi sur les chaînes et les antennes, et au déluge de commentaires qui s'est abattu sur la presse écrite. Infiniment peu, aussi, si l'on se souvient que par le passé, la chanson et la musique côtoyaient de près les étapes marquantes de notre histoire. Ne parlons pas des répertoires de commande et de propagande qui «fleurissaient» de temps à autre sous les régimes de la dictature, il y a eu les deux belles séquences de la libération en 56 et de la guerre de Bizerte début 60. En ces temps, poètes, paroliers, chanteurs et compositeurs avaient donné le meilleur d'eux-mêmes pour exprimer, à travers de véritables joyaux, la sincérité et l'ardeur de tout un peuple. Loghmani, Naccache, Ben Jeddou, Smadah, Triki, Chedly Anouar, Mohamed Ridha, associés aux voix remarquables qu'étaient Naâma, Oulaya, Mustapha Charfi, Soulef, Tmimi, Hamza, Zouhaïra et bien d'autres, avaient consigné à la postérité des hymnes et des chants dont la qualité mélodique, la profondeur de sens et la puissance émotionnelle imprègnent à ce jour la mémoire des générations. Bani watani résonne encore dans les cœurs. Et la somptueuse ila man quadhaou fi sabil el watan, prosodie sans égale, musique aérienne. La phonothèque est là, elles sont plusieurs dizaines de cet acabit. Anachronisme Quand l'art fusionne avec le sentiment des peuples, il vaut mille discours. Rappelons à l'exemple de l'Egypte des années 20 et de Sayyed Derwish. De même qu'au moment artistique unique qui a accompagné la révolution de Jamal Abdenasser en 1952. Les chansons du peuple de Sayyed Derwish balisèrent la voie à l'ultime estocade nationaliste égyptienne, autant sinon plus que les harangues du parti El Wafd et les tirades enflammées de Taha Hussein et d'El Aqqad. Les contributions de la voix de Abdelhalim Hafedh et de Oum Kalthoum et de quelques compositions patriotiques de Mohamed Abdelwahab, aidèrent, de leur côté, au ralliement quasiment général à l'idéologie panarabe et au socialisme nassérien. Il a manqué à la révolution tunisienne sa propre musique et sa chanson propre. Stupeur : la même situation se vérifie en Egypte, au pays de la musique par excellence. Là, non plus, la fibre révolutionnaire, pourtant aiguisée sur la place publique, pourtant parlante et criante dans les médias, ne semble pas motiver outre mesure les paroliers et les artistes chanteurs et musiciens. Encore plus frappant, sur les milliers de satellitaires arabes, presque pas de répondant musical aux soulèvements qui secouent le continent, du Golfe au Maghreb. L'information est massive, les reporters sont partout, les experts et les analystes se bousculent sur les plateaux, mais la chanson de romance et les clips rotaniens ont toujours la part belle, laissant une impression malaisée d'anachronisme, d'indifférence froide aux réalités. Pas encore au diapason Quand on a fait ce constat on peut, bien sûr, en relativiser l'importance. Nos révolutions ont à faire face à d'autres urgences, à d'autres priorités. Elles sont occupées à se construire, à préparer l'avenir, à rompre avec les séquelles de la tyrannie, à asseoir les bases de la future démocratie. Que la chanson et la musique s'absentent de ce mouvement fondateur paraît secondaire, sinon dérisoire. Sans grandes conséquences en tout cas. Réfléchissons pourtant à ce qui y a conduit. Pourquoi nos arts, et plus particulièrement notre musique et notre chanson font-ils défaut à la révolution? Pourquoi renoncent-ils ainsi à en être les transposeurs et les témoins? C'était leur vocation depuis toujours, pourquoi n'est-ce plus le cas aujourd'hui? Quand on pose la question aux artistes eux-mêmes, la réponse est presque unanime : ce n'est pas faute d'avoir créé ou produit, tout un répertoire révolutionnaire existe chez les éditeurs, chez les diffuseurs, mais rien encore (ou si peu) n'en est livré au public. De guerre lasse, même, ces chansons finissent par croupir dans les tiroirs. Est-il vrai que nos télés et nos radios ont failli à leur tâche? Est-il vrai qu'elles ont préféré l'audience politique à l'audience de la musique? Qui peut savoir au juste? Autre hypothèse : le retour du rap et de la chanson engagée a-t-il barré la route aux nouvelles créations? C'est possible. Mais sur «Express FM» et sur «Mosaïque» quelques nouveaux succès de facture patriotique raflent les écoutes, ce qui suggère le contraire, voire l'exact opposé de la prétendue vague des rapeurs. Le plus vraisemblable, à notre avis, est que les révolutions que nous vivons nous sont parfaitement inconnues. Expériences inédites qui n'ont visiblement pas de parenté avec des périodes historiques, comme celles de la montée des nationalismes, des luttes et des guerres des indépendances. A ces époques, on parlait et on chantait d'une seule voix. Les révolutions récentes, en revanche, à part d'avoir évincé des dictateurs, couvent encore bien des contradictions. Elles dissonnent encore de partout. En attendant de se mettre à l'unisson.