Avec ou sans acharnement, elles (ils) ne parviendront jamais à l'imiter. Que dire alors de la surpasser. Aalli gara, la chanson-phare de Oulaya, restera ainsi pour toujours la forteresse inviolable de l'art vocal, le chef-d'œuvre éternel de la voix riche et sensuelle de la princesse espiègle de la chanson arabe. Falaise de granit sur laquelle viendront se fracasser les navires des flibustiers de la musique et autres rapaces (pour ne pas dire charognards), à la recherche d'une légitimité. Aalli gara, musique de l'Egyptien Helmi Bakr, est, en effet, un exercice de haute voltige que seule notre Oulaya maîtrisait. C'est elle qui lui a donné toute sa splendeur, toute sa majesté, toute son âme. En plus de capacités vocales confirmées et étendues, la chanson avait besoin d'une sensualité pathétique qui ne supporterait aucun artifice. Et Oulaya possédait tout cela à la fois et même plus, elle qui a régné sans partage, du moins pour sa génération, sur le «qacid», le poème en arabe classique, difficile à mettre en musique et à interpréter. Certains imitateurs de quat'sous n'ont sans doute pas saisi la profondeur de ce chef-d'œuvre et sa connotation tragique. Aalli gara est en effet une complainte, chargée de souvenirs, de souffrances, d'espoirs, de déceptions, un volcan de sentiments et de ressentiments, dont les laves incandescentes jaillissent des entrailles de l'être contrarié (paroles de Mohsen Al Khayatt). Une leçon d'amour viscéral qui nécessite une identification sans faille. Et Oulaya, toujours prête à ces sacrifices, a tout simplement transformé l'œuvre en culte, le pic d'un mont céleste que chaque chanteur et chanteuse tentent d'atteindre. Les paroles sont toujours là, la musique aussi, et c'est bien la voix et l'interprétation qui font la différence. Une attaque fougueuse et des reprises époustouflantes. Quand Assala se plante Assala Nasri, la chanteuse syrienne, à la voix porteuse, bien cuivrée et bien versée dans les aigus, a elle aussi essayé à son tour d'escalader le mont. Rien à faire, elle y a échoué. Car elle a transformé l'œuvre en un simple exercice de vocalise, sans âme, et s'est perdue dans les méandres de l'ornementation superflue, à telle enseigne qu'elle donne parfois l'impression qu'elle criait à qui voulait l'entendre. Comble du massacre de ce chef-d'œuvre, l'improvisation complètement déplacée qui ressemble plus à un coup de grâce qu'à une tentative pour rehausser sa facture à la chanson. Sans rien comprendre à l'expression Ya lili, ah, qui ici est un cri de détresse suivi de Ya garhi ah! (ش ma blessure, ah!) et non ya lil ya aïn des «mawal», Assala Nasri y a foncé tête baissée et succombé à la tentation des improvisations de vocalise. Elle a ainsi méprisé la subtilité de cette complainte. Alors de grâce, mesdames et messieurs les chanteuses et chanteurs, laissez Aalli gara tranquille et laissez-nous savourer sa version originale. Un vœu aussi à nos radios et télévisions pour nous éviter ces monstres défigurés, car ce sont ces versions-là qui dominent actuellement la scène. La reine du qacid sans partage Oulaya, de son vrai nom Beya Rahal, dont nous fêtons, ces jours-ci, le 20e anniversaire de son décès (le 19 mars 1990), restera par ailleurs la reine du «qacid». De Aïch ya fouédi bil amal (vis, ô mon cœur, d'espoir) à As-sahira (la sublime) de Jaâfar Majed, musique de Mohamed Ridha, en passant par Béni ouatani (ô mes compatriotes), la chanson patriotique ayant accompagné la bataille de Bizerte pour l'évacuation en juillet 1961 (paroles de Abdelmajid Ben Jeddou, musique de Chedly Anouar), Oulaya a brillé par son interprétation magistrale de chefs-d'œuvre absolus. Le Dr Salah Mehdi, qui l'a rebaptisée ainsi du nom de la fille du calife abasside Al Mahdi et sœur du très célèbre calife Haroun Ar-Rachid, en savait quelque chose. C'est lui d'ailleurs qui fera tout son possible pour orienter sa voix pour les modes tunisiens. Car le grand Ridha Kalaï, qui lui avait offert sa première chance alors qu'elle n'avait que 11 ans (elle est née en 1936), en lui composant la fameuse Dhalamouni habaïbi, l'avait plutôt poussée vers les modes «charqi» (du Machreq). Oulaya chantera les poèmes classiques de plusieurs de nos grands poètes tels que Mustapha Khraïef, Jaleleddine Naccache, Abdelmajid Ben Jeddou, Abdelhamid Khraïef, Jaâfar Majed, Abdelkrim Ellouati. Fidèle à son penchant pour le tragique, Oulaya a succombé plusieurs fois à la tentation du «populaire» : Argoub el khir aaroussetna, Ma nehebbech fodha wa dheb et surtout Malala, la chanson-légende mise en musique par le génial Abdelhamid Sassi, passé maître dans les chansons rythmiques. Malala occupera la scène musicale pendant de longues années et se distinguera par son caractère espiègle et un brin osé. Tarh el hawa, musique du grand Al Mougi, restera quant à elle la chanson heureuse et joyeuse qui rompt admirablement avec le tragique. Oulaya, dont le répertoire conservé à la Radio nationale comprend plus de 200 œuvres, s'est distinguée aussi par des chansons très originales telles que Khalli qoulo ach ihem (laissez-les médire, qu'importe !), Hawwa (Eve) et…Ghali (cher). Cette dernière, à la fois hymne au bonheur des amoureux sincères et témoin du génie de la voix de Oulaya, est un vrai délice pour les oreilles et le cœur surtout pour son magnifique crescendo. Ce 20e anniversaire, nous souhaitons qu'il se transforme en un vrai hommage, digne de cette grande dame de la chanson arabe ayant incarné à la fois l'authenticité et l'innovation. Inacceptable ! Riche patrimoine que celui légué par Oulaya à ses admirateurs. Ce n'est pas ce qu'en pense le marché de la musique vendue sur support. Selon Le magazine de la radio, la phonothèque de la Radio nationale conserve 216 chansons de Oulaya. Cela sans compter bon nombre d'œuvres enregistrées à l'étranger. Soit 29 heures en tout et pour tout. Toujours selon ledit magazine, notre artiste a enregistré sa première œuvre le 14 février 1958, intitulée Ahlan wa marhaban, paroles et composition de Ridha Kalaï. Quant à la dernière, elle a été enregistrée le 10 mai 1988 : Achraqat chamsou Ramadhan (Abdelkrim Ellouti, musique de Mohamed Ridha). Comment savourer toutes ces œuvres aussi belles les unes que les autres? Une tournée chez les cinq plus grands vendeurs de cassettes CD et autres nous a convaincus tout récemment que les fans de Oulaya resteront sur leur faim. Trois ou quatre CD tout au plus, deux cassettes, un point à la ligne. Chez deux d'entre ces vendeurs, point de Oulaya. L'un d'entre eux aux étals bien achalandés où trônent pourtant Jouini, Riahi, Saliha et autres monstres sacrés de la musique tunisienne n'a même pas daigné relever la tête pour nous répondre. Un simple «Non» à peine perceptible a suffi. Eloquent.