Par Khaled TEBOURBI Revoilà «Persepolis», et voilà «Nessma TV» devant ses juges, accusée d'avoir «contrevenu aux bonnes mœurs et à un interdit sacré», et encourant, si condamnation s'en suivait, l'arrêt pur et simple. Il y a problème. Pas tant dans le fait que l'on ait eu tort ou raison d'avoir diffusé le film. Sur ce plan, que l'on sache, l'affaire a été largement remuée, et peut-être bien suffisamment réglée. Elle a eu son lot de manifestations, de contestations, la rue a même réagi hors mesure et le directeur de la chaîne, bien que harcelé à demeure, a humblement présenté ses excuses. Non, la question, la grosse question est que l'on en soit arrivé là. A un recours en justice. A un procès en bonne et due forme où l'on oppose la religion au droit. Quand la morale et la foi investissent ainsi les prétoires, c'est tout un modèle de société qui est en jeu, c'est toute une culture qui est remise en cause. Extensible à souhait La culture politique tunisienne est républicaine. Cela a été son option depuis l'accession du pays à l'indépendance. Républicaine parce que fondée sur les lois et les institutions civiles et parce que conforme à l'éthique universelle de liberté et de laïcité. Il y a eu, certes, les violations et les déviances de deux dictatures successives, mais le principe reste acquis, les valeurs de base n'ont guère bougé. Ce sont d'ailleurs les mêmes qui ont inspiré et déclenché la révolution. A quoi d'autre aspirait cette révolution sinon à un Etat de droit, à une démocratie pluraliste garantissant, de par une constitution et une législation dûment écrites, libertés individuelles et collectives, égalité, dignité? Or que se profile-t-il d'ores et déjà? Appelons les choses par leur nom : rien moins que l'ombre du contraire. En l'occurrence, ici, le spectre de tribunaux qui ne jugeraient plus sur le crédit des textes, mais en vertu d'interprétations confessionnelles. Voire, comme dans le cas d'espèce, sous la pression de l'opinion. Inutile de rappeler que «Persepolis» a reçu toutes les autorisations légales, qu'il a été déjà projeté lors des dernières JCC. Inutile de rafraîchir la mémoire de ceux qui à l'époque n'y avaient trouvé rien à redire. Si le sacré doit poser une limite à l'Art, que n'en justifie-t-il à toute épreuve et en toute circonstance? D'où vient qu'il était relatif hier, et qu'il se mue en «absolu» aujourd'hui? Mais passons! Ce qui est le plus à redouter avec ce procès intenté à «Nessma» c'est que le précédent crée jurisprudence et que la jurisprudence finisse par faire basculer l'esprit des lois. Ce qui aura permis de poursuivre et éventuellement de condamner «Nessma TV» pourrait fort bien être invoqué à l'encontre des artistes, des journalistes, de la population des théâtres, des stades et des bistrots, des femmes non voilées, de toute évidence. L'argumentaire religieux est extensible a souhait. A plus forte raison quand il s'accompagne de visées politiciennes. Et davantage quand il s'appuie sur l'enthousiasme crédule des foules. Quand la doxa rugissante et violente s'en mêle et que, «transition aidant», elle s'impose, de force, à l'autorité des institutions. Le mot est lâché ! Un verdict est attendu le 23 janvier prochain. D'ici là il coulera de l'eau sous les ponts. Des choses peuvent changer, dans le bon sens on l'espère. En tout état de cause ce ne pourra être qu'un verdict de vérité, qui nous édifiera, ne fût-ce qu'à travers le simple procès d'une chaîne de télévision, sur la voie réelle dans laquelle la Tunisie révolutionnaire entend s'engager. Pour l'heure, l'alternative a du mal à se préciser. Ce ne serait pas, forcément, cette république civile ou cette autre. Le mot de «califat» a été lâché. Ni lapsus, ni langue qui «fourche». Il va falloir, hélas, compter là-dessus. En comprendre le mobile et les desseins.