Tous les regards étaient braqués, hier, sur la Chambre des députés où a été donné le coup d'envoi des travaux de l'Assemblée constituante. Là, dans les murs de cette institution parlementaire, se jouait, à bien des égards, l'avenir du pays. Mais sur le macadam de l'avenue 20 mars au Bardo, le temps était à toutes sortes de discordes. Des centaines de Tunisiens, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, toutes catégories confondues, se sont rassemblés, de bonne heure le matin, devant la Chambre des députés, donnant libre cours à des idées et à des revendications. Entre partisans du scrutin du 23 octobre et opposants, entre démocrates progressistes et islamistes, le débat était de plus en plus tendu. « La Tunisie a pour religion l'Islam et pour langue l'arabe», «le peuple a dit son mot et a élu Ennahdha», scandent les uns. «Garantir les libertés collectives et individuelles», «ma religion, c'est ma liberté», «Oui à l'élaboration d'une Constitution, non à la répétition d'un dictateur», «les militants et les familles des martyrs de la Tunisie méritent une place dans la Constituante», «libérer les médias, assainir l'administration, condamner les criminels, lutter contre la malversation», «Garantir l'égalité des genres et préserver les acquis de la femme», «Gardons les yeux ouverts», disent les autres. De bout en bout, à travers le long boulevard, de grandes manifestations n'ont eu de cesse de se multiplier, en présence d'un effectif important de forces de police, restées à distance. A chacun ses revendications De surcroît, la dualité Islam-laïcité était, hier, et une fois de plus, au cœur du débat, orchestrant plusieurs face-à-face. Alors que des islamistes ont appelé à une gouvernance conformément aux préceptes de la religion islamique, les partisans d'un gouvernement laïque ont plaidé pour la séparation de la religion et de la politique, sous prétexte que «lorsque les deux s'amalgament, tout va mal», selon l'expression d'un citoyen qui est intervenu pour mettre fin à un accrochage entre islamistes et laïcs. Dans le même registre, on a assisté à une femme voilée qui s'est adressée à une représentante de l'Association des femmes démocrates en lui reprochant son emballement contre Ennahdha : « J'ai éduqué mes enfants suivant les préceptes de notre religion. Voilà qu'ils sont brillants dans leurs études, comme ils sont équilibrés psychiquement et très enracinés dans leur environnement civilisationnel. Tout cela pour dire que j'ai réussi ma vie en m'engageant à respecter les préceptes de l'Islam. Par contre, je n'arrive pas à comprendre les raisons de votre animosité contre un parti qui veut gouverner en fonction des textes sacrés». Et la seconde de répliquer :«L'enjeu est d'un tout autre ordre», avant d'ajouter que la femme tunisienne est parvenue à dépasser le rôle qui la réduit à mettre au monde des enfants pour s'en occuper par la suite: « La femme tunisienne est aujourd'hui médecin, professeur, ingénieure, directrice, ministre. Elle a prouvé sa compétence dans différents domaines et postes de responsabilités. Nous œuvrerons pour aller de l'avant et non pour reculer. Sachant que cela est avant tout tributaire d'une liberté à la fois responsable et constructive ». De l'autre côté de la rue, la mère du martyr Hamdi Elbahri, tué le 14 janvier à l'âge de 15 ans, avait pour principale revendication le rétablissement de la justice en condamnant celui par qui son fils est mort : «Je ne conteste personne et je n'ai aucune réserve contre ceux qui ont gagné les élections du 23 octobre. Après avoir perdu mon fils, je ne veux rien de cette vie. Tout mon espoir est de voir son assassin comparaître un jour devant la justice ». Entre emportement et modération Il faut noter, cependant, que si certains se sont vite emportés en protestant hier devant la Chambre des députés, d'autres sont restés calmes et lucides, loin de toute agitation. L'on relève, à titre d'illustration de la première catégorie, l'agression perpétrée par une femme contre Mme Souad Abderrahim, membre de la Constituante qui représente le mouvement Ennahdha, lors de son entrée à la Chambre des députés. Ceux qui ont dit à Mme Abderrahim de «dégager» ont expliqué leur conduite par les récentes déclarations aux médias de l'intéressée au sujet des mères célibataires. A rappeler qu'elle a laissé entendre, le 25 octobre 2011, «qu'il est inconcevable d'élaborer une loi portant protection des mères célibataires dans une société arabo-musulmane, sauf dans le cas où la naissance de l'enfant intervient à la suite d'un viol». Un jeune ingénieur a su attirer l'attention d'un large public par une intervention qui relevait d'un esprit de modération: «Evitons ces formules toutes faites et ces phrases sans queue ni tête. Les Tunisiens ont besoin d'emplois, d'une économie performante, d'une justice sociale, somme toute, d'une bonne gouvernance : œuvrons pour la réalisation de ces objectifs et nos martyrs en seront très fiers».