Par Lilia Haj KhElifa Ben Salem Très tôt après le 14 janvier, est apparue une pratique sociale qui s'est très rapidement développée, principalement à Tunis : les dîners en ville... Il s'agissait pour les partis politiques — anciens ou post-révolution — de faire connaître leur programme, mais surtout de trouver de quoi alimenter le nerf de la guerre : des fonds. L'exercice consistait souvent à réunir une vingtaine ou une trentaine de personnes — influentes et argentées de préférence — et d'organiser un dîner-débat autour d'un chef de parti politique et de sa garde rapprochée. Pour avoir assisté à l'un de ces dîners, je peux vous dire que l'exercice était plutôt périlleux : convaincre ces messieurs — et même ces dames — souvent sortis de grandes écoles et posant des questions des plus pertinentes, faire en sorte qu'ils financent votre parti et qu'ils diffusent vos idées n'étaient pas une mince affaire... Mon expérience personnelle m'a d'ailleurs permis de constater que l'un des chefs de ces partis était doté du charisme d'une chaussette (il paraît qu'il s'est beaucoup amélioré, depuis...). Aujourd'hui, il semble que le parti «à tendance islamique» ait adopté l'exercice et le pratique à grande échelle. Mais il ne s'agit plus ici de lever des fonds : les caisses de ce parti sont très régulièrement renflouées et n'ont aucun besoin de telles sources de financement. Il s'agit, désormais, d'une pure opération de séduction. Malgré sa victoire aux élections de l'Assemblée constituante, Ennahdha sait pertinemment que le plus dur reste à faire : convaincre de sa bonne foi, sa bonne volonté, ses bonnes intentions. Mais ses dirigeants sont très conscients qu'une bonne frange de la population tunisienne leur est franchement hostile. Problème : cette frange de la population, souvent moquée, parce que «déconnectée de la réalité de la Tunisie profonde», raillée et décrite comme «élite autoproclamée» et dénigrée, parce qu'ayant «largement profité de l'ancien système», est en grande partie propriétaire de l'outil de production tunisien. C'est elle qui investit, qui crée des emplois (ou n'en crée pas) et qui fait tourner la machine économique de ce pays... Alors ? Alors, les buffets sont toujours bien garnis et les femmes voilées sont heureuses d'afficher leur parfaite entente avec celles dites plus «modernes»... Et pour cet exercice des plus périlleux donc, Ennahdha sort l'artillerie lourde. Sourires à tout-va, réponses toutes faites à des questions que l'on veut «dérangeantes», le visage du parti à ces dîners se montre ouvert, tolérant, agréable même et surtout...rassurant. Tout cela pourrait presque paraître banal, sauf que beaucoup de personnes qui assistent, aujourd'hui, à ces dîners étaient les plus virulentes, il y a quelques semaines à peine, à l'égard de ceux-là mêmes à qui ils font honneur aujourd'hui... Faire des courbettes du temps de l'ancien régime était un sport national, serait-il, aujourd'hui, devenu — sans faire de mauvais jeux de mots — une religion?