Après une absence de plus de 20 ans de la scène théâtrale, Fadhel Jaziri fait son come-back avec une nouvelle création du genre épique : L'homme à l'âne qui sera présentée le 6 janvier à l'ouverture des prochaines Journées Théâtrales de Carthage à la Coupole d'El Menzah. La Presse a assisté, en exclusivité, à une séance de répétition dans la salle de sport du Club Sportif des Cheminots. Reportage. Lundi 12 décembre, 17h30. Gare de marchandises de la Sncft. Salle d'entraînement du Club Sportif des Cheminots, prêtée à Fadhel Jaziri et à son équipe de théâtre pour les répétitions de la pièce L'homme à l'âne, marquant le retour de l'auteur de la Hadhra au quatrième art. Environ une quinzaine de comédiens font des exercices d'échauffement sous la conduite de Nejma Zghidi, collaboratrice du metteur en scène qui campe en même temps le rôle de Aïcha dans la pièce. Etirement, assouplissement, respiration, debout sur la pointe des pieds ou couché à même le tapis. Ces exercices sont importants avant l'entame de la répétition parce qu'ils donnent au corps une plus grande souplesse. D'autres comédiens arrivent au fur et à mesure en silence, ils rejoignent le groupe. Oubeïd Jemaâ, 28 ans, assistant-metteur en scène, diplômé de l'Isad, prépare un mastère de théâtre sur Brecht, est aux aguets. Il attend l'arrivée de Si Fadhel. Tout est prêt. «J'ai renoncé à tout pour participer à cette expérience. J'ai sollicité Si Fadhel pour ce poste. Je considère que travailler avec lui est une chance, un grand honneur. S'il avait refusé, je serais venu assister aux répétitions en simple auditeur. Deux mots clés pour qualifier Fadhel Jaziri : la passion et la patience». Cela fait presque dix mois que l'équipe travaille sur cette pièce. Les préparatifs ont commencé en avril 2011 et les répétitions le 15 juin à Dar Lasram, et depuis septembre, à la Gare de marchandises de la Sncft. 7 jours/7 de répétitions à raison de 5 heures par jour. 5 jours avec les comédiens et puis samedi et dimanche avec les figurants. Au-delà de la démarche brechtienne «La pièce traite de la question du pouvoir», indique l'assistant-metteur en scène. A partir de ce thème générique, il s'agit d'un regard pointu et critique sur la réalité tunisienne depuis la Révolution, mais aussi une interrogation sur l'art et plus particulièrement le théâtre. «Le texte est évolutif. Les corrections sont effectuées, au jour le jour, en fonction du jeu. En cassant les codes, il y a dépassement de la démarche brechtienne. La pièce est divisée en tableaux, et chaque tableau a un début, un milieu et une fin ouverte permettant au spectateur d'imaginer une conclusion. Les comédiens jouent leur personnage et reprennent leur posture de comédien en donnant par exemple un accessoire, etc.», explique Oubeïd. 27 comédiens, entre professionnels et amateurs, et 120 chœurs. Au total, 147 acteurs, dont des enfants, forment cet ouvrage théâtral grandiose. 18h00, arrivée de Fadhel Jaziri. Son chapeau noir lui donne l'allure d'un cow-boy sorti tout droit du Far-West. Il salue tout le monde et réunit sa troupe de comédiens assis en tailleur, formant un demi-cercle. Le metteur en scène fournit quelques indications pour le tableau que les comédiens vont répéter: Le cauchemar de Ammar. C'est le 22e tableau sur les 27 que comporte L'homme à l'âne. Bouzid (Tahar Issa Belarbi) et Ayoub (Khaled Belouch) sont morts. Ils réapparaissent dans le rêve de Ammar (Yacine Abdelli), responsable avec d'autres complices de leur mort. Un spot éclaire par derrière Ammar agenouillé en position de prière, un chapelet entre les mains. «Nous avons affaire à des morts-vivants», lance Fadhel, en direction des comédiens, puis il renchérit à l'adresse de Yacine Abdelli : «N'exprime pas la prière par la prière». Le comédien se met en position courbée tenant la tête entre les mains, arrive Bouzid, puis derrière lui Ayoub. Ammar recule. Les autres personnages enveloppent Ammar, le quadrillent puis le soulèvent. Ammar marche sur leur dos comme un funambule et regagne son lit... pousse un cri. Sa femme Aïcha (Nejma Zghidi) le rejoint avec un bol. «La cadence doit être faible. Tu descends lentement sans violence. On recommence», suggère le metteur en scène à Yacine. Créer à partir de rien «Par moments, on flirte avec le surréalisme», nous susurre Si Fadhel à l'oreille. Pendant que Yacine Abdelli, Nejma Zghidi et l'assistant-metteur en scène font une lecture à l'«italienne» (répètent le texte), il propose un cercle de discussion (Majless Almi) avec les autres comédiens au sujet du tableau qu'ils viennent d'exécuter. «Ça me rappelle Le sacre du printemps de Pina Bausch. Un personnage attire sur son sillon d'autres personnages pour former un seul corps», dit un des comédiens, le metteur en scène lui répond: «L'image tourne si vite qu'on ne peut en situer l'origine. On est dans un espace de rêve et un espace réel. Le rêve est issu du conte, le nôtre. Nous voulons une représentation qui touche à l'abstraction, sans accessoire. Cette abstraction est imposée par le réel, pauvre et sans moyens. Nous nous interrogeons sur quel type de représentation et quel moyen utiliser ? Comment à partir de rien arriver à créer ?». «Je pense à La divine comédie de Dante», estime une comédienne. La pièce s'appuie sur le potentiel énergétique du comédien. «Transporter un comédien par d'autres comédiens est une métaphore du théâtre», affirme Jaziri. Un autre comédien parle de sens : «Ammar marche sur la voie divine (Essirate). Il tombe dans lui-même. Il fuit à contre-sens et échappe donc à son réel». C'est juste, indique Jaziri : «Le texte dit : ils m'entraînent vers l'enfer, un enfer froid et silencieux. En fait, la nuit des morts. C'est pourquoi nous avons fait le choix de travailler pieds et mains nus». Il est presque 20h00. Les répétitions reprennent. Il fait de plus en plus froid dans la salle. Bientôt, l'équipe déménagera dans un autre espace. Une salle offerte par la Steg, le temps de quelques autres répétitions et «filages». C'est dur de faire du théâtre, même lorsqu'on s'appelle Fadhel Jaziri.