C'est une des curiosités des choses de ce bas monde que ceux qui ont été à l'origine des révolutions les plus profondes dans l'histoire de l'humanité n'ont pas du tout eu conscience que leur geste ou leur pensée pouvaient avoir les conséquences qu'ils ont eues. Il est même probable qu'ils ne le soupçonnaient pas le moins du monde. Et, du reste, tel n'était pas leur souci de marquer l'histoire d'une pierre blanche... C'est toujours de façon rétrospective, à la faveur d'un travail de mémoire et d'analyse, que cette dimension révolutionnaire est aperçue. Et ce travail, qui est fait par d'autres, peut avoir lieu longtemps après la mort de l'intéressé. Chez nous, en Tunisie, où une révolution vient d'avoir lieu dont la paternité est attribuée à un jeune issu du peuple, dont le geste désespéré a revêtu une charge symbolique à grande puissance de contagion, la rapidité avec laquelle a été fait le lien a quelque chose d'exceptionnel. Il n'est d'ailleurs pas exclu que les historiens corrigeront plus tard certains aspects, en faisant ressortir par exemple le fait que le personnage de Mohamed Bouazizi n'a pu jouer ce rôle initiateur que parce que c'était un antihéros : c'est en tant que tel que le peuple tout entier pouvait s'identifier à lui et reprendre à son compte son geste... Et, par conséquent, à travers lui, c'est en réalité le peuple lui-même qui est le véritable auteur de la révolution tunisienne... Abraham, dont il a été question la semaine dernière dans cette rubrique, est également l'auteur d'une révolution, celle-là religieuse, et dont la portée n'est pas achevée 4.000 ans plus tard, puisqu'il a initié une tradition dont le message donne lieu à des ramifications dont on attend peut-être que d'elles se dégage un jour quelque chose comme une synthèse. Or le récit de sa vie, tel qui nous est rapporté, ne laisse en rien trahir le souci d'une telle entreprise : Abraham fut l'homme de la crainte et du tremblement devant cette puissance invisible qui n'avait rien à voir avec le panthéon mésopotamien. C'est au fil des générations que se forme progressivement la conscience que la conduite religieuse qu'il a initiée représente un héritage qu'il s'agit de préserver, y compris à travers des coutumes spécifiques à faire respecter par ses descendants. Thalès, que les écoliers connaissent surtout pour son théorème relatif au triangle rectangle, figure parmi les révolutionnaires de grande envergure et cela n'a pas grand-chose à voir avec son théorème. D'ailleurs, ce pour quoi il doit être considéré comme révolutionnaire n'a donné lieu à aucun écrit de sa part. Nul manifeste, nulle annonce publique... Cet homme, né il y a quelque 2.635 ans et à qui certains historiens de son époque attribuent des origines phéniciennes, fut d'abord un commerçant. On parle également à son sujet d'une enfance et d'une jeunesse passées en Egypte : c'est là qu'il aurait recueilli ses connaissances en mathématiques, dont les Grecs, à son époque, étaient encore presqu'entièrement dépourvus... Bref, c'est un homme qui a navigué : sur les mers et à travers les cultures. Thalès est aussi quelqu'un qui a joué un rôle politique, et militaire même, dans sa cité de Milet : ville située dans la partie orientale de la Grèce, l'Ionie, de l'autre côté de l'Hellespont, donc dans l'actuelle Turquie. Son nom figure d'ailleurs en bonne place sur la liste des sept sages grecs aux côtés de Solon, l'inventeur de la démocratie athénienne. C'est donc un personnage engagé dans les affaires de son temps et dans l'action. Rien d'un rêveur coupé du mode de son temps... Mais, à côté de tout cela, Thalès est aussi le premier de ces penseurs qu'on appelle «présocratiques» et qu'Aristote classe parmi les «physiciens» : appellation qui ne doit pourtant pas nous induire en erreur, car la «physique» dont il est question avec Thalès, et après lui avec ses successeurs qui ont nom Anaximandre, Anaximène, Héraclite ou encore Anaxagore, est essentiellement une «métaphysique» : elle vise d'emblée ce qui, dans la «physis», dans la «nature», constitue son premier principe et sa première cause, selon la formulation aristotélicienne. Le premier principe, l'arche, (que l'on retrouve dans des mots comme archéologie ou architecture) n'est pas en dehors de la nature mais n'est pas non plus dans la nature: il fait référence à une sorte de zone intermédiaire entre le dehors et le dedans qui est précisément ce à partir de quoi ce qui est ou existe cesse de se manifester sous le signe de la dissémination et de la contingence... Comme si le monde qui surgit et qui se donne à percevoir faisait dans le même temps retour vers ce dont il surgit et d'où il puise son unité. Et cela comme en un mouvement de sursaut identitaire... La question de l'origine du monde, jusqu'à Thalès, était l'affaire du discours mythologique. Chaque peuple, en même temps qu'il avait une terre et une langue communes, avait aussi une «cosmogonie» par laquelle il lui était donné de dire la venue au monde du monde lui-même. Chaque culture produit son propre récit, son histoire qu'on peut raconter aux enfants et aux adultes au coin du feu ou sous forme de poèmes à déclamer sur la place publique. Et cette histoire transportait l'auditeur en ce lieu imaginaire où il croyait presque assister, dans son intensité dramatique, à cette naissance du monde qui aurait très bien pu ne pas avoir lieu si ce n'est un coup de chance, un geste heureux et audacieux, héroïque, de l'une ou l'autre des divinités primordiales... La possibilité que le monde ne fût que la perpétuation d'un chaos initial, de cet état d'indifférenciation générale des formes d'où rien n'émerge qui porte un quelconque visage : cela, il était alors loisible à chacun de se le représenter, afin de mieux éprouver aussi le sens et la fragilité du monde, en tant que chance saisie et grâce à quoi il y a de la lumière, des êtres distincts qui se font face et qui se font fête. Ainsi, le discours mythologique offrait à la pensée de l'homme une réponse à son besoin de conjurer la contingence, d'inscrire les choses dans l'ordre d'une nécessité. Et cela non pas seulement pour telle ou telle chose, pour telle ou telle partie du réel, mais pour le réel tout entier : pour tout ce qui advient à l'être ! Toutefois, ce besoin, besoin de savoir, le discours mythologique ne pouvait y répondre en dehors d'une forme qui engage un autre besoin, celui de croire... Thalès, qui est un homme du voyage et de l'ingéniosité, ne veut plus se contenter de cette «technique» : il veut inventer un nouveau type de discours, qui prend congé du besoin de croire pour ne répondre qu'au besoin de savoir. Il opère, pour ainsi dire, une réaction chimique sur le langage de manière à séparer ce qui était uni et, à partir de là, à obtenir un discours qui consacre l'autonomie, chez l'homme, du besoin de savoir. Thalès a laissé une théorie de l'origine du monde qui prêtera sûrement à rire : il y est question de l'eau comme premier principe de toutes choses. On voit d'ailleurs que, en tournant le dos à la mythologie, il ne manque pas de lui emprunter son lexique et ses ressources poétiques. L'eau est en effet ce qu'on retrouve dans maintes cosmogonies sous la forme de l'océan primordial. Cet élément est une figure du chaos initial où tout est indistinct, mais qui, dans le même temps, porte en lui le germe du monde tel qu'il va se déployer à la faveur d'un sursaut créatif. Bien sûr, transposé dans le registre des théories scientifiques, on va considérer qu'il s'agit là d'une explication naïve. Mais celui qui ne voit que cela est sans doute celui qui prête à rire. Car, par delà l'option aquatique qui caractérise la «physique» de Thalès, il y a l'invention d'un discours qui, en instaurant l'exigence de donner une unité cohérente au réel, confère aussi à l'homme un statut nouveau : celui du penseur qui, en rendant compte de la totalité du réel, s'avance au devant du monde comme une instance explicative émancipée de la logique mythologique... C'est l'aube de la Raison : une grande révolution !