Par Ben Hamida Ezzeddine* Par les temps qui courent, même en Tunisie, la question a le mérite d'être posée. En effet, suite au vote, le jeudi 22 décembre 2011, par l'Assemblée nationale française d'une proposition de loi UMP pénalisant la contestation du génocide arménien, le Premier ministre turc, Tayyip Erdogan, a accusé vendredi 23 décembre la France d'avoir perpétré un génocide en Algérie: «On estime que 15 % de la population algérienne a été massacrée par les Français à partir de 1945. Il s'agit d'un génocide», a déclaré, vendredi 23 décembre, le Premier ministre turc, faisant référence aux crimes commis et à la barbarie exercée par l'armée française entre 1945 et 1962. D'ailleurs, le porte-parole du Front de libération nationale (FLN, au pouvoir) Kassa Aïssa a estimé que monsieur Tayyip Erdogan n'a fait qu'exprimer «une exigence historique» que la France doit à l'Algérie: «Le FLN n'a jamais cessé de réclamer la reconnaissance par la France de ses crimes commis durant la colonisation», a-t-il ajouté. Paris «a reconnu le génocide arménien, pourquoi n'en fait-[il] pas autant pour le génocide algérien ?». Pour la rigueur de l'analyse, il convient à présent de définir le terme clé de notre réflexion à savoir : «génocide». Ainsi, nous allons pouvoir limiter les contours de notre problématique et surtout apporter aussi une réponse qui s'inscrit dans le cadre d'une démarche scientifique pour l'histoire et pour rendre justice à tout le monde : «Génocide» est un nom accablant et pesant dont les implications politiques et historiques sont souvent dramatiques, troublantes et abasourdissantes, et par conséquent irrémédiablement irréversible. In le Petit Robert, le mot «génocide» est définit ainsi : «Destruction méthodique d'un groupe ethnique». Pour illustrer cette définition le dictionnaire cite l'exemple de «l'extermination des juifs par les Nazis». Larousse encyclopédique universel souligne le caractère systématique de l'extermination qui peut toucher même les groupes religieux : «Extermination systématique d'un groupe humain, national, ethnique ou religieux ». Dès lors la question qui se pose : La France a-t-elle cherché méthodiquement et systématiquement à exterminer les musulmans (Arabes et Berbères) de l'Algérie? A en croire Nicolas Sarkozy : « La France n'a pas à rougir de son histoire, la France n'a jamais commis de génocide, la France a inventé les droits de l'homme (...) la France est le pays du monde qui s'est le plus battu dans l'univers au service de la liberté des autres». Et pourtant, d'après l'article de Mohamed El-Korso, historien et ancien président de l'association du 8 Mai 1945, le mot «génocide» s'applique parfaitement aux crimes coloniaux perpétrés par la France en Algérie. En réagissant à la polémique qui fait rage entre Paris et Ankara en abondant dans le sens du Premier ministre Turc, Tayyip Erdogan : «Quand vous avez un colonel de la colonisation qui dit : ‘Je coupe les têtes', il ne parle pas de couper des têtes des artichauts, mais celles des Algériens. L'intention de liquider par le sabre et le fusil est réelle et non fictive. Les «enfumades» et les «emmurements» qui ont décimé des tribus entières, comment qualifier cela ? Martèle-t-il, avant de lancer : «Le colonel Montagnac disait : ‘Tuez tous les hommes à partir de l'âge de 15 ans.' Est-ce que ça, ce n'est pas un génocide ? Les Cavaignac, Bugeaud, Pélissier ne sont pas venus en villégiature. Ils sont venus liquider tout un peuple et ils ne pouvaient prendre la place de ce qu'ils appelaient les ‘autochtones' sans commettre de génocide.» (in le quotidien algérien El-watan du lundi 26 décembre, article de Mustapha Benfodil) Mohamed El-Korso fournit quelques faits édifiants à ce propos : «L'armée coloniale expérimenta l'extermination par le gaz un bon siècle avant l'Allemagne nazie. Les enfumades et emmurements dans le Dahra – dans la région de Mostaganem – des (tribus) Sbehas en juin 1844 par le colonel Cavaignac et des Ouled Riah le 19 juin 1854 par le colonel Pélissier ; les fours à chaux de Guelma (mai 1945); les cuves à vin (1957) des colons de Tlemcen, Sidi Bel-Abbès ou Zéralda ; le gazage des habitants du Dahra qui s'étaient réfugiés dans Ghar Layachine (1959) – pour ne citer que ces quelques exemples – ne sont nullement une vue de l'esprit». Concernant la crise franco-turque, Mohamed El-Korso considère que l'attitude française dans cette affaire est «schizophrénique» : «La France se permet de donner des leçons aux autres, alors qu'elle ferait mieux de donner des leçons à elle-même. C'est une attitude schizophrénique. On reconnaît les crimes des autres, mais pas ses propres crimes.» «Sarkozy invite chaque pays à regarder son passé et à en tirer les conclusions qui s'imposent. Est-ce que la France a le courage de regarder le sien ? Au lieu de cela, ils ont institué une Fondation pour l'écriture de l'histoire afin de blanchir les crimes de la colonisation.» Le professeur El-Korso, dont la rigueur de l'analyse est connue de tous, note que «c'est le Parlement français qui est en train d'écrire l'Histoire». Il rappelle en l'occurrence l'épisode de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance du «rôle positif» de la colonisation ainsi que le vote d'une loi sur les harkis. Mohamed El-Korso salue la position du Premier ministre turc. «L'attitude d'Erdogan est digne. C'est une véritable secousse», se réjouit-il. «L'attitude française vis-à-vis de la Turquie n'est pas culturaliste, mais éminemment politique. C'est une provocation. Et la réaction d'Erdogan est à la mesure de cette provocation.» Plus loin, le professeur El-Korso ajoute avec beaucoup de conviction : «Sarkozy ressort ces questions à la veille de chaque élection présidentielle, comme ce fut le cas en 2005. Sarkozy avait terminé sa campagne présidentielle dans le sud de la France, à Montpellier, Toulon et Perpignan, où vivent beaucoup de pieds-noirs et d'anciens membres de l'OAS [Organisation de l'armée secrète]. La France n'a jamais connu un président aussi provocateur». Mohamed El-Korso regrette le peu d'enthousiasme que suscitent les questions liées à l'Histoire de la part de la classe politique algérienne : «Il est navrant de constater le silence de la classe politique en Algérie. Nous n'avons noté aucune réaction de sa part. Elle a visiblement d'autres chats à fouetter.» Il déplore qu'au niveau officiel, il n'y ait pas de loi claire qui réponde à l'acte législatif français : «Ils [les Français] veulent solder le passé avec notre bénédiction et notre silence. On a eu une bonne opportunité pour réagir, mais on a jeté dans la poubelle de l'Histoire la proposition de loi sur la criminalisation du fait colonial, quand bien même elle était imparfaite.» «Il y a de bonnes choses qui se font sur le plan de l'écrit, mais la meilleure réponse à la France doit être politique. Il faut un travail sérieux avec l'apport de spécialistes pour aboutir à une loi criminalisant la colonisation», souligne-t-il. (*) Professeur de sciences économiques et sociales