Nous venons d'apprendre, avec tristesse, le décès, jeudi dernier, à Stokholm (Suède), de la veuve du peintre Aly Ben Salem (1910-2001), Madame Kerstin-Hédia Ben Salem. Pour ceux qui ont connu ce couple extraordinaire, lui, le peintre de la Méditerranée et l'un des dignes représentants de l'«Ecole de Tunis», elle, l'inspiratrice de son œuvre hédoniste et artiste licière raffinée, c'est le souvenir d'un dialogue des cultures (Nord-Sud) qui demeure vivace dans les esprits. Il y a un peu plus d'un an, le 24 décembre 2010, à l'occasion du centenaire de la naissance de «Si Aly», Beït-Al-Hikma fêtait cet événement en présence de sa veuve et d'un pannel d'amis et de chercheurs qui évoquèrent, tour à tour, leur parcours commun dans le domaine de l'art, mais aussi du militantisme, puisque ce couple a participé, dans l'urgence, à l'indépendance de la Tunisie. Nous proposons, à nos chers lecteurs, un aperçu de ce que fut l'itinéraire de Kerstin-Hédia Ben Salem, parallèlement au merveilleux parcours du peintre Aly Ben Salem. Kerstin ou les trames du silence (*) (…) D'ailleurs, l'amour conjugué de ces deux êtres lors de leurs épousailles, au tout début des années cinquante, elle, dans sa robe à traîne toute blanche, lui, dans son costume bleu-nuit, avait fini par les faire se confondre aux amours mythiques d'un autre temps: Cléopâtre et Marc Antoine, Kaïs et Leïla, Roméo et Juliette… et plus près d'eux, à cette époque, Louis Aragon et Elsa Triolet, la belle-sœur de Maïkovsky, ne leur avaient-ils pas donné l'exemple à suivre. Ces derniers n'avaient même pas cette chance— vivant dans la grisaille de Paris—, de pouvoir aussi profiter du «rêvoir» ensoleillé de Sidi Bou Saïd et du golfe magique de Carthage qui enserre le grand bleu d'une tendresse infinie! Aly Ben Salem, avant cette nouvelle époque rassurante qui s'ouvrait ainsi à lui, avait été comme l'Ulysse légendaire qui eut à errer dix ans durant, avant de regagner son île d'Ithaque où l'attendait son épouse fidèle, car ce fut à peu près le même temps d'errance, de bohême, de dangers et d'écueils, enfin, d'une vie conjugale initiale, piégée avant l'heure qu'Aly Ben Salem aura supportés avant de revoir enfin l'épouse attentive, comme si dans une existence antérieure, il l'avait rencontrée une première fois!… Kerstin devenait, du même coup, son île et sa Pénélope. Hier encore, veuve éplorée, elle ne cessait de tisser, m'avait-elle dit au téléphone, les trames de cet amour d'un demi-siècle débordé, comme s'il allait revenir. Kerstin Nilsson est née à Fleïn, une banlieue de Stockholm. Après les Beaux-Arts et quelques années chez Mme Astrid Sampe, aux fournitures industrielles, on la retrouve comme dessinatrice dans le textile chez Ditzingers. C'est à cette époque qu'elle rencontre Aly Ben Salem et qu'elle se consacre entièrement à la tapisserie artistique. Elle utilise d'abord des thèmes nordiques puis ceux empruntés aux œuvres de son époux à partir des années 60. J'ai vu plus tard certaines d'entre elles, mélange de beautés du Nord et du Sud, personnages, lumière spéciale, scènes de la vie traditionnelle, us et coutumes, fables et contes des contrées scandinaves. «Le peintre dans son jardin» 1981, «Bacchus jeune» en 1983 ou «La forêt de Aïn Draham» 1993 sont quelques-unes des tapisseries murales nombreuses qu'elle a exécutées, résultat d'un mariage heureux entre le peintre et la licière et un dialogue des cultures revivifié, grâce à la richesse des particularismes géoculturels. Kerstin-Hédia Ben Salem a exposé le plus souvent avec son mari et ses œuvres ont rencontré beaucoup de succès tant en Tunisie, en Suède, en Suisse qu'aux Etats-Unis. Elle a obtenu la médaille d'argent de la ville de Paris en 1982 et a été nommée en 1993, dans l'ordre des arts et des lettres, au grade de chevalier. Kerstin n'en a pas moins gardé la tête froide et ce sens de la simplicité et de l'humilité qui sont le propre de son caractère. Sa modestie, son effacement devant la personnalité de Si Aly et de son œuvre ne doivent pas nous faire oublier que Kerstin est une artiste licière à part entière et dont le mérite, outre sa technique dite Flamsk (d'origine flamande) et de la laine typiquement suédoise qu'elle ramenait en Tunisie «pour donner plus de véracité et d'authenticité à ses œuvres», réside en son intelligence d'avoir marié l'ascétisme du Nord à l'exubérance du Sud et au monde méditerranéen.