Par Yassine ESSID Il faut savoir gré à l'Assemblée nationale constituante, et plus particulièrement la commission chargée d'élaborer la loi d'organisation des pouvoirs publics, d'avoir fait preuve de discernement en limitant considérablement les pouvoirs du président de la République. En l'associant, pour les décisions majeures, au chef du gouvernement, comme, par exemple, le pouvoir de fixer la politique étrangère du pays, nommer ou révoquer les hauts gradés de l'armée et le gouverneur de la Banque centrale, elle a montré une exemplaire acuité de jugement et surtout une parfaite connaissance de la personnalité et du tempérament des candidats potentiels à cette magistrature suprême. En agissant ainsi, la commission avait cherché à conjurer, par anticipation, les risques que pouvait engendrer l'absence d'expérience dans la conduite des affaires humaines lorsqu'elle est combinée à l'exercice de l'autorité politique. Aussi, et conformément à la Constitution, le président provisoire pourra à loisir déambuler dans le palais de son choix, se déplacer en cortège, voyager en avion personnel, inaugurer les monuments, poser les premières pierres, mais ne décide rien. Un statut qui renvoie à la fois au vide et à la solennité de la fonction. Cependant, une concession majeure a tout de même été faite au chef de l'Etat car ne pouvant faire l'objet d'aucune réglementation ni limitation et sur laquelle, malheureusement, aucune instance ne peut statuer sans porter atteinte à un droit fondamental de la personne humaine: la liberté de parole. Il ne s'agit pas ici du langage articulé, incarné dans la personne humaine, qui nous distingue de l'animal et nous permet de communiquer et d'exprimer nos pensées, mais de la parole qui renferme un grand pouvoir dès lors qu'elle est exprimée par une personnalité politique, un homme d'Etat. Cette même parole qui représente une force idéologique considérable, qui fait qu'on se bat pour en conquérir ou en conserver le monopole. Toutefois, en accordant au président l'usage libre et entier de la parole, la commission aurait dû rappeler au postulant, par une sorte de disposition complémentaire ou en guise de préambule à l'article définissant ses attributions, que la parole en soi n'est rien, qu'elle ne contient aucune force, mais que la personnalité de celui qui la profère lui donne un pouvoir immense qui peut être périlleux. En effet, énoncée avec force de pensée, la parole est déterminante. Articulé sans force de pensée, un mot n'a aucun effet sauf lorsqu'il est proféré par un puissant. Il compte alors plus que la parole elle-même parce qu'il engage dans son sillage l'Etat tout entier. Ainsi, l'expression trop directe de la pensée, particulièrement lorsqu'elle implique un jugement de valeur, peut être source de danger. C'est d'ailleurs pour cette raison que la tradition veut que souverains et chefs d'Etat soient toujours avares de paroles, choisissent leurs mots avec justesse et parcimonie et pratiquent la litote, cette façon de parler par allusions en confinant sa pensée dans la discrète pénombre du sous-entendu. Dans les empires orientaux, le geste et la parole du souverain étaient régis par un protocole strict, soumis à une étiquette sévère et la particularité la plus puissante de la parole, c'est qu'elle ne se donne pas. Les audiences les plus solennelles se déroulaient dans un silence glacé. Une apparence, un regard, une attitude, une façon de se comporter, étaient de ce fait plus éloquents que les discours les plus exubérants. Dans ces mêmes empires, le souverain se montre peu. La mention de son nom lui suffit pour se faire obéir. Sa parole, étant trop puissante pour se transmettre directement, la médiation de ceux qui agissent en son nom a pour fonction d'en diminuer la force pour la rendre transmissible. C'est la raison pour laquelle le souverain, dans l'exercice de ses fonctions du moins, parle d'une façon très concise et à voix basse. Tout en garantissant la liberté de parole au premier magistrat, la commission aurait dû également signaler au candidat certaines frontières à ne pas transgresser, exiger qu'il ne puisse rien déclarer qui ne fasse l'objet d'une concertation préalable avec ses conseillers et le Premier ministre. Lui rappeler que la parole souveraine est une force qu'il convient de ne pas diluer dans un bavardage excessif, de ne pas déprécier par des déclarations tonitruantes qui sont suivies de rien et que celui qui l'écoute s'attend à ce que la parole énoncée ait force de loi et non pas un retour sur des promesses non tenues. Enfin, que le danger est de rendre cette parole tellement triviale que le peuple s'en détourne, son auteur est alors raillé et conspué. Mais, pour cela, il aurait fallu que le postulant soit initié dès son jeune âge aux principes élémentaires du gouvernement de soi pour pouvoir gouverner les hommes et les diriger. Qu'il ait appris d'abord les règles de l'éthique et de la rhétorique, à parler convenablement, à connaître ce qui se dit, se fait, ne se dit pas ou ne se fait pas. Qu'il ait acquis l'aptitude à délibérer en lui-même avant d'agir et de parler, à se défier de la première impulsion, à ne pas s'abandonner à la colère et la faire taire en lui et la cacher à autrui, à ne rien laisser paraître de ses sentiments et rester réservé même dans l'expression des affections les plus légitimes. Il aurait fallu pour cela qu'il soit rompu à l'idée qu'il convient dans la conversation de ne jamais exprimer sa pensée brutalement, ni ses sentiments trop ouvertement, mais s'exprimer avec la discrétion convenable et se faire comprendre à demi-mot. Bref, un dirigeant se révèle par la façon dont il parle ou se tait. Dans cette maîtrise de l'art de bien parler, se trouve la bonne mesure entre la parole excessive et la parole trop rare, entre celui qui est à la hauteur de la fonction et celui qui parle pour ne rien dire et s'agite pour ne pas agir. En somme, entre un bon et un mauvais président.