Par Khaled TEBOURBI 14 janvier 2011-14 janvier 2012 : on fait le point sur la révolution, fait-on le point sur les arts? Les artistes tunisiens ont bougé, remué tout au long de cette année historique qui a changé la face du pays, beaucoup ont créé et produit films, pièces, musiques, livres, expos, des tas si l'on compte bien. Juste, néanmoins, dans le strict sillage des péripéties. En les accompagnant au plus près. On en parlait l'autre jour avec des plasticiens, des comédiens, des auteurs et des compositeurs, à ce mouvement prolifique, à cette profusion, il a peut-être manqué la distance de l'imaginaire, le «discernement créatif», ce qui fait l'œuvre d'art par-delà l'écume des choses. On a eu beau chercher, étrangement, rien qui sorte vraiment du lot, rien qui se prédispose à marquer, à durer. Une thématique commune: le fait révolutionnaire. Ou l'éloge du présent ou la dénonciation du passé. Photographie de l'immédiat, pas plus. D'où vient cette absence d'épaisseur, cette sorte d'inhibition? Tous ceux que l'on a interrogé ont eu la même réponse: de retrouver subitement tant de liberté, de ne plus avoir, du jour au lendemain, à craindre pour sa parole, à contenir son expression, à endurer la censure et l'oppression, de ne plus se sentir frustré par quelque pouvoir que ce soit, de ne plus être sujets à «de grandes douleurs» (aurait dit Vigny) a comme «asséché» les muses, freiné les inspirations, nous rendant moins «grands», moins profonds. L'authentique paradoxe Nietzche, dans sa post-face de la «naissance de la tragédie», fut le premier à relever ce qu'il tenait pour «un authentique paradoxe». Il fit l'apologie de la Grèce des origines, la pré-socratique, celle de Periclès et de Thuclyde, questionnant, haranguant presque : et si la puissance, la profondeur de cette Grèce-là, «son désir de beauté… de cultes nouveaux étaient «effectivement nés du manque, de la privation, de la douleur et de la mélancolie?». Et si «d'un autre côté, à l'inverse… aux temps de la victoire de l'optimisme, du goût démocratique, les Grecs étaient, en fait, devenus de plus en plus superficiels, théâtraux… et, en conséquence, de plus en plus «utilitaristes», de plus en plus… «sereins»? Nietzche fut à sa manière le chantre du «pessimisme salvateur» et un pourfendeur irascible de «l'humain, trop humain». Reconnaissons qu'à maintes époques, l'histoire lui a donné raison. L'histoire de l'art en particulier. Les arts ont toujours decliné, du moins se sont montrés timorés, quand ils n'ont pas eu de lutte à entreprendre, de redoutables ennemis auxquels faire front, quand les circonstances leur ont procuré avantages et sérénité. Et c'est d'autant plus vrai aux lendemains des révolutions. Rarement celles-ci engendrèrent de grandes œuvres à leurs débuts. Rarement elles aiguisèrent, sitôt venues, les talents. Le génie artistique révolutionnaire ressurgit toujours plus tard. Principalement, on l'a vu avec la révolution française qui «germa» longtemps avant d'enfanter Hugo, Balzac, Haussman, Rodin, Delacroix, lorsque recul est largement pris par rapport à l'enthousiasme des déclenchements, par rapport «aux temps de la victoire» et des primes saveurs de la liberté retrouvée. On le verra sans doute ici, lorsque nos artistes cesseront d'être sous l'emprise directe des événements, quand ils finiront par se convaincre que ce n'est pas en témoignant de «l'immédiat révolutionnaire» qu'ils traduiront, le mieux, le sens et la portée historique de la révolution. Ils le feront surtout, a observé un des grands peintres de la place, au moment où à «l'optimisme béat» succédera le doute. Au moment, en somme, où nos créateurs recommenceront à poser un regard dubitatif sur les réalités qui les entourent. Pour tout dire, en paraphrasant encore Nieztche, quand ils se sentiront, à nouveau, traversés par les «peurs fécondes» de la vie.