Par Yassine ESSID Davos est cette année la destination de prédilection de la famille Ennahdha qui s'y était rendue en grande pompe et au grand complet. Le patriarche, flanqué de ses deux enfants, son gendre, le chef du gouvernement, des ministres, le banquier de l'Etat et certains amis proches de la famille, se sont tous embarqués pour des vacances actives dans la célèbre station de sports d'hiver où se tient la 42e édition du Forum économique mondial. Une famille si nombreuse en villégiature dont le ménage peine pourtant à joindre les deux bouts ! Mais au diable l'avarice ! Seulement voilà: à bord de l'avion, nos joyeux vacanciers s'aperçoivent qu'ils ont oublié à Tunis le fils adoptif, de surcroît un membre important du gouvernement, sans doute le plus concerné par cet événement mondial : le grand argentier du pays. Un tel événement est en effet le rendez-vous annuel des ministres des Finances et des présidents des Conseils d'administration de grandes sociétés internationales. Bien que dépité, le mal-aimé du gouvernement a su rester digne. Le ministre des Finances, H. Dimassi, s'est en effet bien gardé d'exprimer le moindre ressentiment ou reproche envers le chef de la délégation estimant qu'il ne pourrait s'agir là que d'une simple étourderie. Si ça se trouve, il serait plutôt content de s'être débarrassé d'eux. Ils lui tapent souvent sur les nerfs et malgré tous les efforts qu'il a déployés pour se faire admettre, ils le traitent encore de ministre de substitution, car proposé par un parti qui n'est pas le sien, qui ne pèse pas lourd dans la coalition et qui est aujourd'hui en proie à un grave mouvement de dissidence. A propos de Davos, rappelons quelques faits. Notre ministre y trouvera certainement quelques motifs de réconfort qui lui feront oublier d'avoir été ainsi mis à l'écart. Il y a un an, tous fiers d'appartenir à la nation qui a enclenché le «printemps arabe» et engagé la transition démocratique, plusieurs ministres s'étaient déplacés à Davos pour participer au Forum économique 2011. Ils voulaient ainsi profiter de l'extraordinaire élan général de sympathie et du soutien exprimé par la plupart des pays occidentaux pour solliciter une aide économique auprès des grands bailleurs de fonds et pour séduire les investisseurs étrangers en les rassurant quant à la l'engagement résolu de la Tunisie dans la voie de la liberté, de la justice et de la prospérité pour tous. Un an s'est écoulé, qu'avons-nous fait ? On a organisé les premières élections démocratiques qui ont surtout consacré l'hégémonie d'un parti et installé l'incertitude quant à la capacité du gouvernement de coalition à sortir le pays du marasme. Pour la plupart des Tunisiens, à l'immense espoir suscité par la chute du régime ont succédé l'inquiétude et l'angoisse du lendemain et le mal-être général a altéré l'exaltation produite par la conquête de la liberté. Depuis son entrée en fonction, le premier gouvernement élu n'a pas cessé d'accumuler bourde sur bourde. Ne parlons pas des grèves et de l'insécurité, devenues des scènes de la vie ordinaire, mais de toutes ces erreurs, délires et improvisations transformés en mode de gouvernement. Il y eu l'annonce de l'installation d'un 6ème Califat par le Premier ministre, la déclaration par une représentante d'Ennahdha que «les mères célibataires sont une infamie et n'ont pas le droit d'exister», la tentative ratée de contrôler les médias, la visite officielle inopportune du chef du Hamas et les cris de «mort aux juifs !» lors de son accueil triomphal par les militants du parti au pouvoir. A cela il faut ajouter l'appel au meurtre lancé en pleine séance des travaux de l'Assemblée constituante par un représentant et haut responsable islamiste en présence d'un Premier ministre resté imperturbable et l'interminable occupation par les intégristes de la faculté des Lettres de La Manouba. Deux événements majeurs qui n'augurent rien de bon pour l'avenir de la République et qui sont fortement préjudiciables en matière d'image pour le pays. A peine quelques jours après la célébration du premier anniversaire de la révolution, des intellectuels et des journalistes sont agressés devant le Palais de Justice de Tunis pendant que les forces de l'ordre regardaient ailleurs. Un an après la révolution on en est déjà à manifester pour réclamer pacifiquement le respect des libertés individuelles et dénoncer la violence! Pendant ce temps, à Sejnane, occupée par un groupe d'illuminés, une population est prise en otage, menacée et harcelée en permanence sans que le gouvernement n'intervienne sous le prétexte fallacieux qu'entre laxisme et répression son cœur balance. Si l'année dernière à Davos il était encore possible d'impressionner les décideurs économiques de la planète par le prestige du «printemps arabe», et déclarer qu'en Tunisie les affaires continuent comme par le passé, il est fort à craindre que cette année les senteurs du jasmin arabe n'abusent plus personne. La délégation, en quête de 5 millions de dollars de financements extérieurs pour couvrir le déficit de la balance des paiements et pour financer une partie de la dette de la Tunisie, aura bien du mal à dissimuler un bilan intérieur plutôt accablant, aussi bien en matière de redressement économique qu'en matière de respect des libertés, auquel s'ajoutent des maladresses aussi offensantes qu'inutiles à l'endroit de la France, pourtant premier partenaire économique et culturel de la Tunisie et, qu'on le veuille ou non, intercesseur bienveillant de notre cause auprès des grands argentiers du monde. Il suffit, à ce propos, de se rappeler la déclaration, aussi inutile que déplacée, de R. Ghannouchi que le «le français pollue la langue arabe», ou celle de M. Marzouki que désormais «l'esprit colonial, c'est fini», ayant sans doute en tête la France qui lui a servi pourtant de pays d'accueil pendant ses années d'exil. Tout cela dans un contexte international morose et un environnement national fortement affecté par la crise, par l'explosion du chômage et le précédent des 172 entreprises étrangères qui ont déjà quitté le pays. On se demande de quels arguments disposaient les membres de cette délégation pour persuader les marchés de la pertinence de leur démarche alors que le pays est endetté avec des perspectives de croissance nulle, un gouvernement incapable d'agir et un peuple démobilisé. De quelles capacités réelles dispose le pays pour surmonter la crise du chômage? Où sont les plans ambitieux, les réformes courageuses ? Et d'abord, sommes-nous une nation suffisamment en paix avec elle-même pour engager un tel redressement ? Un séjour à Davos dans de telles conditions, ça ne vaut vraiment pas le coup. Autant rester chez soi si c'est pour se ridiculiser. Alors, M. Dimasssi, pas de regrets ?