Par Yassine ESSID Tout le monde sait que l'état d'esprit d'un peuple est déterminant pour le progrès économique et social d'une nation. Jusqu'à une certaine époque, on ne jugeait ces progrès que par les statistiques, tel que le taux de croissance ou le revenu par habitant. On a ensuite découvert que les chiffres reflétaient mal l'état économique et social d'un pays, que les performances n'étaient pas une garantie de progrès économique, ni le revenu par habitant un indicateur de justice sociale, autrement dit, la répartition des fruits de la croissance ne rend pas parfaitement compte de l'état des inégalités de la société. On imagina alors, pour les pays avancés d'abord, un indice de la qualité de la vie ayant ses propres déterminants objectifs et mesurables : les revenus, la richesse, le niveau d'éducation, le niveau de santé ou encore le degré de confiance qu'ont les habitants dans leur système judiciaire. Plus adapté à la situation des pays en développement, fut conçu l'Indice de développement humain (IDH), élaboré par le prix Nobel indien Amartya Sen qui, bien qu'agrégeant l'espérance de vie à la naissance et le niveau de formation, demeure cependant fortement corrélé avec le PIB. On a, plus récemment, poussé la sophistication dans ce domaine jusqu'à suggérer l'indice du bonheur d'un pays en ajoutant d'autres critères à ceux déjà mentionnés, jugés insuffisants, pour apprécier le bien-être des habitants. Un pays heureux serait alors un pays où on vit en paix et en sécurité, en liberté et en démocratie, et où les droits de l'Homme sont respectés. Un pays qui connaît aussi une qualité de la vie importante et où la recherche, la formation, l'information, la communication et la culture sont partagées par tous. En Tunisie, surtout depuis les élections de la Constituante, chaque jour apporte son lot de misères pour tous ceux qui avaient cru naïvement que la chute du régime de Ben Ali allait déboucher sur une ère où régneraient enfin la liberté, la démocratie et la prospérité pour tous. L'immensité de la désillusion est telle qu'une enquête d'opinion menée à travers le pays ne manquerait pas de révéler à quel point les Tunisiens sont préoccupés par leur quotidien et redoutent l'avenir, car, jamais, depuis l'indépendance, les difficultés économiques et sociales n'ont donné lieu à autant d'inquiétudes qu'aujourd'hui, d'autant plus que leur occurrence va de pair avec le délitement de l'Etat. Posons un regard avisé sur la scène nationale et voyons ce qu'il en ressort. D'abord, le pays s'enlise dans une crise profonde par le mélange peu réjouissant de l'explosion du chômage, l'incontrôlable hausse des prix et la persistance du mécontentement populaire. Une situation que le Tunisien attribue sans ambages à l'absence de l'Etat et des services de l'Etat. Appelés à définir cet Etat défaillant, de nombreux auditeurs, participant l'autre jour à un forum sur une chaîne périphérique, le ramènent tous à un président occupé uniquement à se fabriquer une stature internationale au détriment de l'urgence des questions intérieures, à un chef de gouvernement qui entend régler les problèmes par la seule posture idéologique, car totalement démuni face aux difficultés qui agitent la société, et aux représentants du peuple qui ronronnent, douillettement installés dans le confort des débats sans fin et sans réel effet sur les vrais enjeux du moment. Sur le plan des libertés menacées, l'emprisonnement du directeur d'un journal pour une faute qui n'est pas de la compétence de la justice, constitue une atteinte délibérée à la liberté d'expression au nom, cette fois, de la morale publique. Là où la censure perd pied, la loi reste active. Enfin, l'extrémisme religieux est non seulement toléré mais en tournée organisée pour prêcher publiquement et violemment la haine, porter atteinte à la souveraineté du pays, ses symboles et ses institutions, et défendre les traditions les plus rétrogrades et les plus allogènes au Maghreb historique et anthropologique ; le tout sans choquer outre mesure les fans de la morale prude qui s'offusquent par ailleurs à la vue d'une poitrine à moitié dévêtue. Enfin, au terrorisme intellectuel s'ajoute le terrorisme armé. D'abord salafiste, intervenant au sein même d'une enceinte universitaire, ensuite version Al-Qaïda, attentatoire à la sécurité nationale. Qui aurait cru qu'un an après le dit «printemps arabe» on serait acculés à craindre l'hégémonie du parti au pouvoir, à condamner l'arbitraire de la justice et à dénoncer les propos outranciers d'un radical islamiste traité en vedette et qui défie l'Etat ? Comment, au vu d'un tel bilan, fortement anxiogène, prétendre, non pas au bonheur, devenu carrément inaccessible, mais simplement faire face à la détresse du quotidien ? L'une des psychothérapies, à laquelle s'adonnaient les Stoïciens, qu'on peut suivre à notre tour individuellement ou en groupe, était le Praemeditatio malorum, la méditation de maux futurs, un exercice de pensée permettant de se préparer mentalement à faire face à l'adversité, à supporter les revers de fortune et toutes les souffrances futures. Il suffirait pour cela d'envisager le pire qui pourrait advenir, non pas dans un avenir plus ou moins lointain, mais de se le représenter comme déjà en train d'arriver. D'imaginer en fait ce pire comme certitude et non pas comme un calcul de probabilité. Cela permet d'annuler et l'avenir et le mal. L'avenir : puisqu'on se le représente comme déjà donné dans une actualité extrême. Le mal : puisqu'on s'exerce à ne plus le considérer comme tel. On voit ici tout l'intérêt qu'il y aurait pour le gouvernement à généraliser de tels exercices. Sa politique, aussi désastreuse qu'elle puisse être, cessera alors d'accaparer nos pensées, pervertir nos jugements, nourrir notre anxiété et attiser des comportements irrationnels. Cela permettra de nous rendre l'abstinence supportable, de faire de nos privations une occasion de mettre à l'épreuve notre résistance et de la cherté des prix la possibilité d'une remise en question de notre penchant pour la consommation. Quant à nos inquiétudes, elles ne seraient que des impressions sans fondement. L'insécurité ? Une fâcheuse tendance à nous laisser déborder par la peur. L'instabilité économique ? Des angoisses personnelles profondes. La précarité ? Notre peur d'être abandonnés. La pauvreté ? Une angoisse infantile. L'extrémisme religieux ? Des fantasmes de catastrophes. Ainsi, plus nous imaginons le pire, mieux nous vivrons les difficultés comme une opportunité. Bref, à défaut de changer l'état des choses, changeons d'état d'esprit.