Par Habib BEN YOUNES* La Tunisie peut se prévaloir d'une «tradition» muséographique plus que séculaire. Le musée «Lavigerie», l'actuel musée de Carthage, exposait, partiellement, depuis 1875, le fruit des fouilles archéologiques des Pères Blancs sur ce site prestigieux. Le musée «Alaoui», musée national du Bardo, est le premier musée institutionnel, ouvert au public en 1888. Il marque une volonté politique, fut-elle coloniale, qui concrétisera en fait un des projets du ministre réformateur Kheireddine Pacha, dont l'exil mit fin à la réalisation d'un musée «national», pour lequel il collecta des œuvres provenant de l'ensemble du territoire, tout en commençant la construction du bâtiment. Depuis, le paysage muséographique tunisien a gagné surtout en variété. Ainsi à côté des musées sous la tutelle du ministère de la Culture, au nombre de 34, sans compter les projets en cours, on retrouve des musées relevant d'autres départements ministériels dont nous citons, à titre indicatif, le musée national Militaire ou le musée de l'Education, ainsi qu'un nombre de plus en plus important de «musées» privés déclarés ou non déclarés. Donc, moins d'une centaine d'institutions dites muséales pour environ 11 millions d'habitants, la Belgique avec une population similaire sur le cinquième du territoire tunisien en possède près de 500. Musées ou espaces d'exploitation? En effet, il y a lieu de s'interroger sur la nature même de ces institutions que nous identifions en tant que «musées» en Tunisie, et ce, en l'absence d'un texte juridique permettant d'en connaître la nature, les prérogatives, les buts, la réglementation, l'organisation... La définition proposée par l'Icom (Conseil international des musées, organisation regroupant 28.000 experts, 2.000 musées et 171 comités régionaux et spécialisés) en étant, généralement, acceptée par beaucoup de pays, peut être modifiée selon les politiques nationales, en ce domaines, et les objectifs que l'on veut assigner aux musées comme ce fut le cas récemment pour la France. Absence de politique patrimoniale Par ailleurs, même en l'absence de textes juridiques, les musées tunisiens assurent-ils, à proprement parler, les fonctions muséales reconnues à l'échelle mondiale. La réponse est, tout simplement, négative. Nos musées peuvent être considérés, essentiellement, comme des espaces d'exposition, assurant, inégalement, selon les cas, quelques-unes des fonctions muséales qu'il serait fastidieux d'énumérer dans ce cadre. Tel est notre paradoxe national. Des institutions centenaires, un riche patrimoine aussi bien archéologique qu'ethnographique, dans le cas qui nous intéresse, et une situation précaire aussi bien institutionnelle que fonctionnelle. La raison est évidente, à savoir une absence de politique patrimoniale consécutive à l'absence d'une politique culturelle d'une manière générale. L'importance, la variété et la qualité de notre patrimoine ayant toujours caché les tares, servant le politique sans se servir de lui. D'ailleurs, en l'absence d'une volonté politique, dont nous espérons l'avènement, malgré le «chaos» patrimonial actuel, la situation ne peut en aucun cas s'améliorer, bien au contraire. Le musée facteur de développement. Est-il possible de rêver devant cette perspective pour la Tunisie ? le rêve «volontaire» pourrait être, en effet, réalisé. Le musée est «une institution au service de la société et de son développement... qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel...». Si nous nous en tenons à cette définition, volontairement tronquée, du musée adoptée par l'Icom, nous remarquons que derrière chaque fonction muséale il y a des compétences à rechercher, à former, des postes de travail à pourvoir aussi différents les uns que les autres tout en ayant une complémentarité certaines dans le cadre plurifonctionnel du musée. Large panel d'intervenants L'acquisition exige, dans le cadre des musées historiques, archéologiques et ethnographiques, des compétences universitaires afin d'étudier, documenter, planifier ces acquisitions. La conservation avec son large spectre de métiers, en y incluant la restauration des œuvres, exige la présence de spécialistes en conservation préventive et curative et la restauration d'œuvres de différentes natures, c'est-à-dire autant de spécialités à former et de postes à pourvoir pour des postulants de formation scientifique. L'étude des collections, comme la conservation, n'est pas l'apanage des spécialistes en sciences humaines ou sociales, elle s'ouvre aux scientifiques pour l'étude des matériaux, des techniques tout en étant, pour le patrimoine traditionnel, aussi bien une source pour les artisans qui veulent se réapproprier l'ancien répertoire que pour les nouveaux créateurs. L'exposition exige les compétences d'architectes d'intérieur, designers, éclairagistes ainsi que tous les fabricants du mobilier et des supports muséographiques, allant de la vitrine, au support de l'objet ou du présentoir de l'étiquette. La transmission au public se fera grâce à un large panel d'intervenants, éducateurs, animateurs, guides pour les différentes catégories d'âges et de publics parallèlement à la réalisation de supports didactiques : guides, catalogue, CD et DVD qui ont leurs concepteurs, réalisateurs et diffuseurs. Si l'on rajoute à ce schéma simplifié que nous venons de présenter les cadres administratifs, financiers et juridiques ainsi que les personnels de sécurité et de surveillance et ceux de l'entretien du bâtiment et des équipements, nous voyons que le musée est générateur d'emplois, chacun selon son échelle, évidemment, aussi bien directs qu'indirects, puisque plusieurs spécialités, avec le développement du secteur patrimonial, peuvent être réalisées par des laboratoires ou des bureaux d'études privés : architecture , design, équipements muséographiques, entretien, sécurité, édition, communication, marketing, parallèlement aux activités périphériques touchant l'environnement immédiat des musées, café, restaurant, commerce, transport, qui peuvent bénéficier de la présence de ce type d'institutions. Les besoins actuels des musées archéologiques et ethnographiques en personnel, toutes spécialités confondues, sont énormes. La Tunisie dispose, actuellement, d'une très grande partie des institutions universitaires qui forment des étudiants ayant des profils exploitables dans le cadre de la variété des métiers du patrimoine d'une manière générale et celui des musées d'une manière particulière dans leur acception la plus moderne. Le musée génère dans beaucoup de pays une activité culturelle, éducative, ludique exceptionnelle, nous en voulons pour preuve, entre autres, la réussite à l'échelle européenne de la «Nuits des Musées», dont la dernière édition du samedi 14 mai 2011, a associé 3.728 musées et institutions culturelles de 37 pays, dont 1.276 organismes pour la France seule. Le «Centre Pompidou» ainsi que le «Grand Palais» ont attiré 10.000 visiteurs chacun... le «Musée du Quai Branly» 11.000 visiteurs, mais plus que le «Musée d'Orsay» avec 9.700 visiteurs. Un total donc de 40.700 visiteurs ou visites, en une nuit, pour quatre institutions dont trois sont limitrophes, ce chiffre constitue presque la moitié des visiteurs annuels du musée de Carthage ou le onzième des visiteurs annuels du Musée national du Bardo, selon les années. Si nous ne devons pas comparer l'incomparable, il faudrait rappeler qu'au début des années soixante-dix, on s'interrogeait, dans l'Hexagone, sur l'utilité même des musées, que d'eau a coulé sous les ponts depuis. Défis du tourisme culturel L'engouement mondial pour ce type d'institutions et leur insertion dans une stratégie globale du développement est visible dans les pays du Golfe : Koweït, Qatar, Arabie Saoudite, mais surtout des Emirats Arabes Unis qui par leur partenariat avec des institutions européennes prestigieuses. Le «Louvre» ou le ... font sourire les sceptiques. Mais il faudrait rappeler que ces futures institutions se trouvent face aux marchés émergents de l'Asie, la Chine et bien sûr le traditionnel marché japonais. Comment les contourner ? Quels sont les défis du tourisme culturel? Le patrimoine archéologique et ethnographique de la Tunisie a constitué, malgré d'évidentes et multiples carences, l'un des atouts du produit touristico-culturel de la Tunisie. Il a réussi a générer, surtout ces dernières vingt années, de l'argent que des options politiques malheureuses n'ont pas permis d'en tirer le bénéfice souhaité. Rappelons que les recettes des sites, monuments et musées, avant de diminuer en 2011 et certainement 2012, ont été de 14 milliards 700.138 de nos millimes pour 2009 et 15.434.035 pour 2010. Cependant, ces fonds n'ont pas totalement profité au secteur. Les recettes de l'année 2010, provenant en grande partie des entrées aux sites, monuments et musées dont le nombre s'est élevé à 2.267.966 visites payantes dont 1.748.695 ne concernent que le musée du Bardo, les sites de Carthage, El Jem et Kairouan. Ainsi nous remarquons que les 51 autres sites, monuments et musées gérés par l'Agence de mise en valeur du patrimoine et de la promotion culturelle (Amvppc) n'ont enregistré que 519.271 visites, d'où un déséquilibre flagrant qui ne se justifie que par la conjugaison de plusieurs facteurs négatifs, inhérents aussi bien à l'organisation du secteur touristique qu'aux carences du produit culturel, entre autres. Notons, par ailleurs, que les 2 millions de visites enregistrées en 2010 ne concernent, réellement, qu'environ 600.000 visiteurs, puisqu'un seul touriste peut visiter plus qu'une destination. Le potentiel «dormant» des touristes qui n'ont pas été intéressés par ces visites est énorme et l'on s'interroge sur les raisons : désinformation, absence de publicité, etc. Le doublement, sinon plus, des recettes générées par le patrimoine est possible, en dehors du budget de l'Etat. Une réforme vitale Cependant, si la réforme du patrimoine et, par conséquent, celle des musées est nécessaire, sinon vitale afin d'assurer la sauvegarde et la pérennité de notre personnalité plurielle et pluriculturelle. Cette réforme sera en mesure de permettre à nos musées de jouer leur rôle en tant qu'acteur social dans la démocratisation de la culture et du savoir, tout en ouvrant un champ de spécialités muséologiques et muséographiques et dérivés à fructifier aussi bien dans le secteur public que privé. Cet effort ne serait qu'un élément dans une stratégie globale. La sécurité, indispensable pour toute forme de tourisme, une infrastructure de base conforme aux standards internationaux, un environnement physique sain, une stratégie de communication, médiation et marketing, un vaste programme qui démontre que le musée ou le patrimoine ne peuvent avoir une politique indépendante d'une prise de conscience nationale sur nos atouts, mais surtout sur nos insuffisances. Est-il illusoire d'y penser? Espérons que non. (Muséologue, archéologue)