En cette même période de l'année 2009, l'Institut de recherche sur le Maghreb contemporain avait organisé, en partenariat avec le musée du Bardo, deux journées d'étude sur : «La muséographie et les publics des musées au Maghreb». L'intérêt de cette rencontre, qui a réuni des historiens de l'art, des conservateurs de musées et des chercheurs travaillant sur les musées venus d'Europe, du Canada et du Maghreb, a été de confronter les expériences sur des questions qui mobilisent aujourd'hui une grande palette de métiers et de techniques, à savoir : comment transmettre une collection muséographique à un ou à des publics ? Quelles actions entreprendre pour augmenter la fréquentation des musées ? Quels outils utiliser pour mieux connaître ces publics? En organisant dernièrement un second cycle de conférences, le 1er et le 2 octobre, sous la coordination de Charlotte Jelidi, responsable du projet, les chercheurs de l'IRMC ont voulu affiner encore plus leur angle d'analyse. C'est sur «Les publics des musées et les lieux d'exposition au Maghreb» que les débats ont eu lieu le week-end dernier sur les hauteurs de Sidi Bou Saïd. Déjà l'année passée, les échanges avaient révélé à quel point une forte dichotomie existait entre le Nord et le Sud sur cette question choisie pour les deux journées d'étude. 6% de Tunisiens visitent chaque année le musée du Bardo ! Depuis les années 70, en France, le public est devenu le centre des préoccupations des responsables de musées. Aucune institution ne peut désormais fonctionner sans un observatoire des publics. Sans études ni enquêtes. Tout cela afin d'ajuster et d'améliorer régulièrement l'offre pour une meilleure rentabilité des structures dont la gestion financière paraît trop lourde. Chose qui remet probablement en question la notion de «sans but lucratif» inhérente aux musées, lesquels se positionnent désormais, et selon Jacqueline Edelman, chercheur à la Direction des musées de France et l'une des participantes aux journées d'étude, «sur le marché de la culture et du tourisme». Le Canada, lui, développe beaucoup les techniques de médiation. Multipliant les espaces d'interprétation avant même la visite au musée, les Canadiens vont jusqu'à privilégier l'interactivité et les dispositifs de l'art contemporain, favorisant ainsi une expérience multi-sensorielle susceptible de conduire le spectateur au «choc esthétique» dont parlait Malraux et d'inscrire la visite dans la mémoire. Celle très marquante de l'émotion. 6 % de Tunisiens seulement visitent chaque année le musée du Bardo ! Un chiffre renversant, surtout lorsqu'on connaît les collections de mosaïques du Bardo recensées parmi les plus riches et les plus belles au monde ainsi que la somptuosité du palais beylical qui les abrite. Ce chiffre coup de poing a peut-être poussé les pouvoirs publics à se recentrer sur la question des musées et de leur accessibilité culturelle en Tunisie. Tanit Laguéns, historienne de l'art et membre actif du groupe de réflexion sur les publics des musées à l'IRMC, vient d'établir un inventaire bibliographique et un listing de tous les musées tunisiens. Remarquant ce regain d'intérêt, y compris dans les médias, pour ces établissements patrimoniaux, elle affirme : « Plusieurs départements universitaires intègrent les approches muséographiques dans leurs cursus. Les institutions concernées réfléchissent actuellement à la définition d'un statut juridique pour le musée, presque inexistant dans le Code du Patrimoine de 1994. Notons enfin qu'une meilleure interprétation du patrimoine constitue précisément l'une des priorités du projet de la Banque internationale de reconstruction et de développement (Bird) pour la gestion et la valorisation du tourisme culturel». Des cabinets de curiosités ? Pourquoi le visiteur local ne s'approprie-t-il pas le contenu des musées et continue-t-il de le considérer comme des équipements uniquement touristiques, aménagés pour le loisir des étrangers, alors que ce contenu détient une partie de sa mémoire*. Les raisons sont multiples. Soumaya Gharsallah Hizem, architecte, chargée de recherche à l'Institut national du patrimoine, insiste sur l'idée que, jusqu'à il y a quelque temps encore, le musée fonctionnait comme une sorte de dépôt des différentes pièces recueillies sur les chantiers. Une typologie claire de leurs spécificités fait encore défaut : l'ethnologique et l'archéologique se mêlent dans des espaces qui rappellent parfois, et notamment lorsqu'il s'agit de musées privés, le principe des cabinets de curiosités. D'autres problèmes sont évoqués par Soumaya Gharsallah : l'absence d'un observatoire des publics et d'une signalétique claire, la confusion entre la boutique et l'espace d'accueil. Elle continue : «Il n'existe pas de service destiné à la communication dans les musées, point de parcours thématique non plus, ni de cahiers des charges appliqués aux musées. Les expositions temporaires sont rarissimes, le rôle pédagogique du musée est négligé et la visibilité des musées publics notamment laisse à désirer dans des lieux de passage comme les aéroports et les gares». Ce flou qui accompagne la gestion d'un musée n'est pas propre à la Tunisie. On retrouve les mêmes tâtonnements au Maroc, où un musée d'art contemporain est en phase finale d'aménagement à Rabat (ouverture en 2011). Fabrice Flahutez, historien de l'art, et désigné par l'Unesco pour proposer son expertise aux responsables du musée, relève plusieurs anomalies au niveau du programme du bâtiment. Outre son style monumental, un palais pastiche de l'architecture arabo-andalouse, alors qu'il est destiné à exposer et à présenter une activité contemporaine, une identité claire du musée n'avait pas été définie au préalable, pas plus que n'a été bien réfléchie en amont la disposition des espaces réservés aux enfants, à la documentation et aux équipements techniques. Musées à ciel ouvert Pierre-Noël Denieuil, directeur de l'IRMC, nous explique pourquoi l'angle d'analyse du travail que mène l'institut sur la réception des publics des musées a-t-il été réajusté en s'ouvrant aux lieux d'exposition : «Un jour, Tanit Laguéns découvre à quel point la vie culturelle à Tunis était riche. Elle se rend compte qu'il y a des lieux pour la musique, d'autres pour le cinéma et d'autres encore plus nombreux pour les arts plastiques. Seulement, ces activités culturelles étaient disséminées sur plusieurs endroits. On s'est dit alors qu'en ne parlant que de musées on avait peut-être figé une réalité particulière». L'actualité culturelle maghrébine semble lui donner raison. Citons pour exemple deux évènements, l'ouverture des abattoirs de Casablanca au public et le festival Dream City à Tunis. Urbaniste, artiste venant du monde du théâtre, intervenant et directeur technique dans le processus de la transformation des anciens abattoirs de Casablanca en Fabrique culturelle, Aadel Essadani a présenté un témoignage intéressant sur la conversion d'un lieu programmé à la démolition et situé dans un quartier central et populaire de la ville en un espace destiné à recevoir l'art urbain contemporain : cirque, musique, mode, street art, architecture, design, danse, vidéo, photo... Cette expérience a démarré avec grand succès en avril 2009. Elle a été menée par un collectif d'associations, dont Casa Mémoire. Il note: «Au Maroc, l'art est quasiment absent du système éducatif de base. Les esthétiques artistiques ne sont apprises que par curiosité personnelle. Les musées, et plus généralement tous les lieux d'exposition et de représentation, ont à tenir compte de cette donnée de départ. Un des éléments de réponse à la question d'attrait du public résiderait peut-être dans l'abolition de la solennité des lieux culturels, notamment muséographiques, afin d'arriver à leur appropriation par les habitants, les passants, pour devenir enfin publics». Pratiquement le même principe a dicté la création du festival pluridisciplinaire (théâtre, danse, musique, installation plastique, performance, multimédia…) Dream City, qui démarre dans quelques jours. La seule différence se situe dans le lieu où se déroule cet événement : la médina de Tunis. Ses rues, ses maisons, ses monuments, ses cafés, ses hammams, ses boutiques…Des endroits que n'investit point en général l'art contemporain. La devise du duo responsable de Dream City, Selma et Sofiène Ouissi est celle là : si vous n'allez pas vers l'art c'est l'art qui viendra vers vous, dans tous les lieux publics que vous traversez au quotidien. «…Dream City veut imaginer un art citoyen, un travail de rêve collectif sur le territoire. Dream City veut réveiller une conscience collective et individuelle, instituer l'idée d'un monde commun où différents discours sont possibles ensemble, où l'artiste et le citoyen se connectent en un vivre-ensemble», écrit Selma Ouissi dans l'abstract de sa communication. Ces deux espaces immergés dans la vie joueront-ils un rôle pédagogique, celui qu'a réussi si bien le Centre Georges Pompidou à Paris dans les années 70 et 80 ? A cette époque-là, affirme Bernardette Dufrêne, historienne de l'art, personne ne connaissait les fondamentaux de l'art du XXe siècle. Un troisième cycle de conférences est programmé dans une année pour compléter ce travail, qui ne peut que faire avancer la réflexion sur un thème d'une brûlante actualité partout dans le monde. Une édition est également prévue à la fin des travaux. _______________________ * D'après Soumaya Gharsallah Hizem, 52 % des musées tunisiens sont archéologiques, 38% ethnographiques et 16% islamiques.