Je n'avais pas revu Hédi Naïli depuis une trentaine d'années, ou plus. J'avais entendu dire qu'il avait d'abord été à Tripoli, puis à Manosque au pays de Giono et des cigales, dans le midi de la France. Puis à Paris où Lisa Séror me l'avait confirmé. J'avais connu Hédi Naïli au tout début des années soixante-dix, chez Juliette Nahum, au salon des Arts, à la rue Ibn-Khaldoun. A l'époque, il y avait encore quelques-uns des membres du groupe des Six qui s'était sabordé: Néjib Belkhodja, Lotfi Larnaout, Nja Mahdaoui… Le groupe des Cinq aussi, plus jeunes (Férid Ben Messaoud, Belkhamsa, Noureddine Sassi…). Nous vivions déjà dans une dictature de plus en plus visible, contraignante, y compris dans le milieu de la peinture et des arts scéniques. Jusqu'en janvier soixante-dix-huit, le malaise social, puis la «guerre du pain» et des élans identitaires de l'intégrisme déjà, comme aujourd'hui, d'ailleurs. Mais Hédi Naïli, abstracteur géométrique ou même lyrique, se cherchait encore, se défendait aussi d'entrer dans les arcanes de la figuration mimétique de l'Ecole de Paris, comme celle de l'Ecole de Tunis ou chez le groupe Soixante-dix, à travers une peinture qui exaltait le patrimoine «arabo-musulman», à travers la lettre et le signe, la contrepartie ou le détournement de sens, par rapport aux caciques de la figuration classique, telle qu'enseignée alors aux Beaux-Arts de Tunis, l'unique école, à l'époque, en Tunisie. Ce désir d'aller voir ailleurs pour mieux acérer sa vue, de se dire comme Matisse qu'il faut ouvrir des fenêtres (celles qu'il peignit à Collioure) pour mieux apprécier la nature, retrouver la beauté du réel à travers soi ou, comme Pollock, se dire : «Je suis la nature», c'est peut-être ce petit grand tour, ce détour et ce retour qui auront été le lot de Hédi Naïli et de tant d'autres artistes de sa génération qui ont préféré prendre le large. Devenir des Ulysse traversant la Méditerranée à contre-courant du héros mythique pour accéder à ces «promenades de rêveries solitaires» dans les grandes cités, plutôt que dans les prés. Imprévisible retour aux sources de Hédi Naïli à travers ses visions qui nous donnent des illusions ou vice-versa. Ses rêves qui lèvent d'une toile à l'autre comme des champignons. Des rêves matissiens auxquels il voue un culte admirable. Parce que peindre, c'est prendre un plaisir fou à le faire. Et qu'il faut laisser venir les choses, ne pas être effrayé par la blancheur de la toile, le vide. Laisser faire la «manu-tension», cet «accord du sensible et du spirituel» comme le disait Hegel, à travers son Esthétique. Hédi Naïli fait, maintenant, du corps à corps avec ses toiles, avec la peinture. Ce retour à la figuration, celle des corps à corps justement, des nus qui se juxtaposent ou se fondent les uns dans les autres, ces sexes alanguis, ces connexions, et ces disjonctions, corps à peine esquissés graphiquement, mais généreux en matières colorées, fluides et jouant à la transparence, au clair-obscur, tout cela assemblé aujourd'hui comme des images mouvantes et remuantes d'un cinéma. Des images qui musiquent parfois dans l'harmonie, parfois à travers une stridence insoutenable. Au plus près de Matisse, mais aussi de Lautrec, auxquels il a rendu des hommages nombreux en France, Hédi Naïli est dans la veine «néo-orientaliste», en jouant beaucoup de la contradiction entre l'héritage du passé et les données modernes. Ses corps peints sont des corps combinés, ce sont des fluides humains qui s'interpénètrent : le lait dans sa blancheur, le sang dans le rouge incandescent, le feu de braise. Et puis, le violet pâle ou le bleu outre-mer, celui du rêve. Les combinaisons de ces couleurs sont aussi des éléments d'expression de la pensée de l'artiste qui réactualise ainsi ses visions, par rapport à une actualité vivante. On peut y voir, ainsi, l'expression de l'artiste vivant les événements de la révolution tunisienne entre euphorie et abattement. La représentation du corps à travers ses multiples contractions ajoutées à l'alchimie des couleurs, nous permet de saisir, à la fois, la pensée et la sensibilité de l'artiste face aux événements qu'il a vécus en Tunisie depuis le 14 janvier. Cette exposition à la galerie Chérif Fine Art est, en fait, un cycle de perceptions d'une réalité tantôt critique, tantôt sereine, mais des perceptions produites à travers une fulgurance inouïe. La peinture de Hédi Naïli, on le voit bien, n'est pas en surface, mais plutôt en profondeur. Et chaque spectateur peut y puiser à volonté les réalités ou les sentiments les plus propices à sa sensibilité.