Par Hassen CHAARI * … «Ma mission est terminée, je suis tranquille, car je laisse de “grands enfants” pouvant poursuivre ce que j'ai déjà accompli » … «Le grand “Jihed” est celui pour le développement économique et l'éradication de l'ignorance» Habib Bourguiba, 1987 La trace laissée dans l'Histoire par Bourguiba est à la mesure de sa stature et de son œuvre politique : immense. Bourguiba était un personnage hors du commun : artisan de l'indépendance, certes, mais aussi bâtisseur d'un Etat institutionnel moderne, visionnaire, courageux, responsable, très intègre, humaniste par excellence... Le « Combattant suprême » — comme il se plait de se faire appeler — a connu un extraordinaire parcours politique, véritable parcours d'âpres batailles pour l'indépendance, la libération de la femme, la généralisation de l'enseignement, l'accès populaire quasi général aux soins, la lutte contre l'obscurantisme islamiste et le développement économique planifié... Un véritable mythe, une conception de l'Etat et de son rôle, mais aussi, et surtout, un pays en paix et ouvert sur le monde extérieur. Sans lui, la Tunisie ne serait peut-être qu'un petit îlot de terre sans intérêt particulier, coincé entre deux voisins pétroliers géants : l'Algérie et la Libye. Suite à la fin de la colonisation, le mérite revenait incontestablement à Habib Bourguiba, le premier président de la Tunisie, d'avoir rendu les écoles accessibles à tous les Tunisiens et Tunisiennes à part égale. Sans aucun doute, le mérite revenait aussi à Bourguiba pour le fait qu'un dérapage extrême de l'ignorance a été épargné aux Tunisiens. Dans ses discours journaliers, il s'était donné la tâche de moderniser et éveiller le peuple tunisien. Après la fuite de Ben Ali et ses 23 ans de plomb, les Tunisiens réhabilitent plus que jamais le père fondateur de la Tunisie moderne ; Bourguiba est désormais la référence-lumière sans conteste de la politique nationale. Une dictature à parti politique unique En fait, Bourguiba a écrasé depuis 1957 ses compagnons de route dont Salah Ben Youssef, qu'il s'est empressé de laisser liquider en 1961. Pour légitimer sa «République» à parti unique, Bourguiba laissait savoir qu'avant d'introduire une vraie démocratie laïque, le peuple tunisien devait apprendre tout d'abord ce qu'est réellement la démocratie. C'était hélas son seul côté sombre qui consistait à imposer sa conception monarchique, pour ne pas dire tyrannique ou du pouvoir égocentrique démesuré. Jouer le communisme contre l'islamisme Plus tard, quand le communisme commençait à se propager dans les universités tunisiennes, ce même Bourguiba, laïc jusqu'à la pointe de ses ongles, et profond admirateur d'Auguste Comte et de Kemal Atatürk, a commencé à encourager la création de l'Association pour la sauvegarde du Coran, espérant établir un contrepoids à ces marxistes qu'il craignait intellectuellement bien plus que ces «pauvres arriérés» d'islamistes comme il le disait souvent. Prôner la pensée bourguibienne pour réussir la révolution ! Que voit-on maintenant 14 mois après la Révolution du jasmin? Des foulards un peu partout et de plus en plus ; déjà quelques niqabs qui apparaissent ; on voit toujours davantage de «barbus» et on parle même de la charia comme unique source de notre future constitution. Est-ce cela la liberté voulue par les Tunisiens ? Faire un grand pas en arrière et régresser vers le moyen âge. Le pire c'est de voir tous ces jeunes qui ont fait la révolution et qui ont tout leur avenir devant eux ne pas savoir ou pouvoir en profiter. Ce qui est sûr, c'est que réussir une transition démocratique après 56 ans de régime autocratique est une tâche lourde et difficile qui nécessite concertation et doigté. Les quelques prochains mois seront, sans nul doute, semés d'embûches importantes car le peuple tunisien s'engage aujourd'hui plus que jamais avec fermeté et détermination dans la construction d'un véritable Etat démocratique et de droit, avec une justice indépendante, une gouvernance transparente, un parlement représentant la diversité politique et régionale et un gouvernement responsable devant la nation et le parlement. Pour y arriver, il va falloir aujourd'hui réconcilier les «deux Tunisie» créées par la révolution, notamment celle des modernistes ou laïques avec celle des traditionalistes ou religieux. Est-ce que ce clivage est vraiment insurmontable ? Est-ce qu'il est réellement dû à une perception occidentale de la vie, accentuant l'émancipation sociale, appréciant un esprit critique et rejetant l'oppression ? Est-ce que ce clivage est dû — au contraire — à une perception orientale de la vie catégoriquement incompatible ? Est-ce que ce clivage est dû aux miettes que l'Occident ou le Moyen-Orient nous jette au bout des pieds pour nous endoctriner voire nous orienter à leur guise ? Pour casser cette nouvelle fracture, il n'y a pas d'autre moyen qu'une profonde réforme du système d'enseignement pour enfin se débarrasser du carcan qui nous étouffe et qui nous empêche de redresser notre pays, tâche qui devient — aujourd'hui — de plus en plus difficile car pour les décideurs fondamentalistes, le savoir critique est illicite... Après quelques hésitations, la Tunisie reviendra — sûrement — comme l'a voulu Bourguiba : moderne, modérée et laïque. * (Universitaire et président de l'Association pour le développement de la recherche et de l'innovation « ADRI»)