La Constitution devra «installer une République qui sépare le religieux du politique, et qui inscrive l'égalité homme/femme dans tous les secteurs de la société et de l'Etat», souligne Najet Mizouni, universitaire, ancienne syndicaliste de l'Ugtt. La Tunisie vient d'en finir avec un régime dictatorial qui a duré 23 ans. 23 ans de combats de personnes isolées, de militants «gauchistes» et de syndicalistes laissés sans relais et sans soutien, abandonnés à la police de Ben Ali et croupissant dans les geôles de ce dernier. 23 ans de silence complice de la majorité des médias, des politiques et des intellectuels occidentaux, en particulier français, au prétexte que Ben Ali «constituait un rempart contre l'intégrisme»! Seuls les militants de défense des droits de l'Homme en Tunisie exilés en France (Crldht) et quelques militant(e)s épars venu(e)s d'horizons divers et de petites formations politiques variées se sont acharné(e)s durant ces années de plomb à divulguer l'innommable à deux heures de Paris, sans pouvoir se faire entendre. Combien de fois avons-nous expliqué que ce régime non seulement ne constituait pas ce rempart imaginaire, mais qu'il faisait le lit de cet intégrisme qu'il prétendait combattre! Ben Ali est venu au pouvoir en cherchant un compromis avec les islamistes, et il leur a concédé une islamisation rampante de la société. Il est devenu difficile sous son règne de ne pas observer le jeûne du Ramadan, ce qui était inconcevable sous son prédécesseur. C'est la Révolution qui a fait cesser les interruptions de programmes télévisés par les appels à la prière, devenus par ailleurs tonitruants dans l'espace public. Il est vrai que, même sous Bourguiba, la sécularisation n'a jamais été poussée jusqu'au bout. Bourguiba qui voulait l'égalité successorale entre hommes et femmes a dû reculer devant la résistance de la Zitouna, la grande faculté de théologie, intransigeante sur ce point. L'article 1 de la Constitution stipule que «l'Islam est la religion de l'Etat». De même, le Président de la République doit être de confession musulmane. La Mosquée n'est pas séparée de l'Etat, elle lui est soumise, ce qui n'est pas du tout la même chose. Il est vrai que depuis un certain 11 septembre 2001, il était entendu que le seul destin des mondes arabe et musulman était le djihad, et que cela justifiait toutes les tyrannies. Aujourd'hui, la vérité éclate: seule la démocratie pouvait faire barrage à tous les extrémismes! Alors que vont faire les Tunisiens de leur «Révolution du Jasmin»? Le peuple ne veut plus qu'on lui mente et il ne veut pas davantage qu'on lui vole ou confisque sa révolution. Il veut tout simplement qu'on l'écoute et qu'on réponde à ses aspirations: installer au pouvoir une nouvelle élite politique digne de ce nom et intègre, ce qui implique qu'elle n'ait jamais pactisé avec l'ancien régime. Cette élite existe, composée d'intellectuels brillants et reconnus mondialement, de militantes et militants des droits de l'Homme et de la femme, de la laïcité et des libertés fondamentales, de syndicalistes et de tout le mouvement associatif, des formations politiques marginalisées par le pouvoir. Certains piliers de la société mis en place après l'indépendance n'ont jamais cédé, en particulier l'Ugtt, malgré des tentatives répétées de domestication. Sans l'autonomie syndicale au sommet, et l'action des unions locales, la révolution n'aurait sans doute pas abouti. Ensuite, il faut saluer le rôle des avocats et de la Ligue des droits de l'Homme qui en était largement l'émanation, dans un pays où n'existait plus aucune voix discordante dans la presse ou au Parlement. C'est pourquoi toutes les forces du pays, sans exclusive ni exclusion, doivent participer à l'élan démocratique : cela vaut en particulier pour les forces politiques interdites sous l'ancien régime, communistes et islamistes respectueux du pluralisme et de la démocratie. Mais l'émancipation des femmes et la laïcité sont encore devant nous. La démocratie réelle est à ce prix. Sans le formidable potentiel d'énergie et d'innovation des jeunes et des femmes, que nous venons de voir à l'œuvre, la Tunisie n'entrera pas dans la modernité (sa modernité) sociale et politique. Le Haut Comité pour les réformes politiques présidé par le professeur Yadh Ben Achour et qui va avoir la lourde charge de réviser voire d'écrire une nouvelle Constitution devra en particulier commencer par mettre fin à la discrimination qui subsiste dans l'article premier de la Constitution et installer une République laïque qui sépare le religieux du politique, et qui inscrive l'égalité homme/femme dans tous les secteurs de la société et de l'Etat. Il lui faudra aussi restaurer l'Etat de droit initié par Bourguiba et jamais réalisé. L'égalité devant la loi exige la séparation des pouvoirs, des mécanismes de contrôle et une justice indépendante. En outre, le chef de l'Etat ne doit plus concentrer les pouvoirs. La distribution de ces pouvoirs, la répartition des compétences permettra une gestion saine de la vie publique et une garantie réelle des droits fondamentaux et des libertés publiques que la Constitution protège et dont le chef de l'Etat est et sera le garant ! La modernisation autoritaire, venue d'en haut, les libertés octroyées on fait leur temps. Mais la liberté est fragile si l'on n'instaure pas un véritable Etat de droit et des contre-pouvoirs capables de faire échec aux dérives toujours possibles. Là est le principal enseignement du «1789» tunisien, qui n'a pas fini d'étonner le monde, et de faire trembler les despotes.