Par Jawhar CHATTY La Tunisie a fait sa révolution. Mais la Tunisie n'est pas pour autant devenue révolutionnaire. Elle ne l'a jamais été et elle ne semble pas aujourd'hui donner l'impression de s'inscrire dans une mouvance et dans une démarche de cet ordre. Entendons-nous bien cependant : il ne s'agit nullement de susciter de nouvelles turbulences, mais d'engager, dans la sérénité et avec beaucoup de lucidité, un profond mouvement de réformes dans l'esprit et en consécration des valeurs de la révolution. A y regarder de plus près, ce mouvement réformateur devra épouser et investir, en priorité et sans plus tarder, deux espaces longtemps laissés en villégiature : la fiscalité et le secteur bancaire. De la nouvelle configuration que le gouvernement voudra donner à ces deux espaces dépendra largement le degré de réalisation des objectifs de la révolution. L'Histoire lui sera incontestablement reconnaissable d'avoir eu l'audace et le courage d'engager à ce double niveau les réformes, au-delà de tous les discours stériles, sur un hypothétique et improbable nouveau mode de développement. Il n'y a guère en l'occurrence de modèle type. Toute la problématique du développement se résume aujourd'hui, ici comme partout ailleurs, en une seule et véritable question : comment répartir au mieux les fruits de la croissance tout en garantissant la pérennité et surtout la soutenabilité de cette croissance ? Le véritable défi est de savoir s'assurer de l'équilibre des richesses avant de procéder à aucune répartition de ces mêmes richesses. En clair : ne rien accorder si l'on n'est pas sûr non seulement de posséder ce que l'on veut donner mais de pouvoir en garantir le développement. Les politiques budgétaire et monétaire ont tout au plus un rôle stabilisateur mais les véritables ressorts d'une croissance génératrice de progrès social, de développement équilibré et durable, restent la fiscalité et la définition qu'on entend accorder à l'activité bancaire. Il ne saurait, en effet, y avoir de justice sociale, du moins d'équité sociale, en dehors d'une fiscalité réellement re-distributive des richesses nationales. Aussi longtemps que la fiscalité demeurera indulgente avec le capital et proportionnellement sévère avec la valeur travail, aussi longtemps qu'elle cautionnera la rente et le profil facile, elle ne fera qu'alimenter les frustrations en étouffant et en décourageant l'esprit d'initiative sincère, seul porteur d'une plus-value économique et sociale. Les véritables sources de la crainte et de la méfiance à l'égard du fisc et de l'administration fiscale, de la corruption et de l'opacité, du déséquilibre régional et des freins à l'initiative et à la création d'emplois, sont à chercher dans les multiples travers et les fondements mêmes du régime fiscal national. Un régime permissif et foncièrement injuste en cela qu'il n'est guère tourné vers l'incitation à l'investissement productif de valeurs pérennes et encore moins vers toutes ces niches d'activités porteuses. Le secteur bancaire traîne et «souffre», si l'on ose dire, des mêmes travers. Et encore aujourd'hui. Comment sinon expliquer le fait que nombre de banques continuent à servir et à engranger des dividendes pour de gros actionnaires alors même qu'elles ont maille à partir avec des crédits non productifs ? Comment expliquer le fait que, depuis la fameuse loi 72, elles sont restées en marge de la problématique de l'investissement dans les régions les moins loties du pays? Sans doute, le secteur bancaire tunisien avait-il à l'époque réussi de remarquables opérations dans les secteurs du tourisme et du textile. Mais depuis, il stagne, se contentant d'engranger quelques juteux bénéfices et de... gérer les humeurs et les crédits non productifs. Aujourd'hui, le même secteur alimente l'inflation, entretient le surendettement des ménages et semble peu engagé dans l'effort de relance de l'économie nationale. Cet effort passe par un soutien bancaire à l'investissement productif et non pas en développant une politique du crédit facile pour les particuliers. Il est peut-être temps de revenir au principe de la séparation entre les banques de développement et les banques à vocation strictement commerciale. De contenir aussi toute ingérence du secteur bancaire dans le secteur du capital risque et toute interférence négative avec le marché financier et la finance directe. Le peuple tunisien a remarquablement et d'une manière exemplaire conduit sa révolution. Mais la société tunisienne est demeurée foncièrement conservatrice, frileuse et réticente aux grands changements. C'est sans doute culturel. Mais c'est seulement en hâtant les réformes dans ce qui touche directement et de plus près à leur quotidien et à leur avenir que les Tunisiens sauront être perméables aux changements. Et prêts à soutenir le mouvement, indépendamment de leurs appartenances politiques.