Par Jawhar CHATTY La liberté, la dignité et la justice sociale sont les valeurs fondatrices de la Révolution tunisienne du 14 janvier 2011. C'est au nom de ces mêmes valeurs que la Révolution tunisienne peut servir de tremplin à la définition d'un régime de croissance nouveau. Un nouveau régime de croissance qui sera porté, en priorité et à moyen-long terme, par un essor de la demande intérieure. Rappelons d'abord que le total de la demande intérieure (total de la consommation des ménages et de l'investissement), de la variation des stocks et du solde extérieur donnent la croissance du PIB. Aussi, ne nous leurrons pas. Tant que les partenaires économiques et commerciaux de la Tunisie font montre de parcimonie et aussi longtemps que l'atonie du commerce extérieur perdure, le seul et véritable moteur de la croissance restera la demande intérieure et l'investissement. Et ce n'est guère la perspective, bien réelle et désormais légitime, de l'accession de la Tunisie au statut de partenaire avancé avec l'Union européenne qui va significativement, et par miracle, changer du jour au lendemain la configuration actuelle du tissu productif national, et partant, les principaux ressorts de la croissance. Car, fondamentalement, tant que le pays n'a pour ainsi dire encore rien à exporter à l'exception de produits manufacturés et de sous-traitance, sa balance commerciale demeurera négative. Tant que la migration vers les secteurs à grande valeur ajoutée n'est pas effective, la balance commerciale de la Tunisie restera déficitaire et là, le statut avancé n'y changera presque rien. L'on peut même craindre que les facilités que génèrerait ce statut ne favorisent le renforcement des secteurs traditionnels de sous-traitance au détriment du développement de nouvelles activités créatrices d'importantes plus-values. Sans doute, la principale richesse du pays est son capital humain, vecteur, en principe, par excellence de développement des créneaux porteurs à fort contenu en savoir et en intelligence. Mais là aussi, gardons-nous de toute autosatisfaction trompeuse et stérile : la qualité de nos ressources humaines, de nos écoles et universités est en deçà du minimum requis pour prétendre remporter la bataille de l'économie du savoir, de l'intelligence, de la créativité et de l'innovation. Remporter cette bataille, c'est ouvrir à l'économie nationale la voie d'une exportation de qualité, durable et porteuse de croissance. Seulement, ce n'est pas demain la veille, au regard du déficit de qualité dont souffre l'ensemble du système national de l'enseignement supérieur et de la formation professionnelle et au regard surtout du faible niveau de compétitivité de l'économie et de l'entreprise tunisiennes. En attendant, la seule voie de la croissance passe, à moyen-long terme, par un important soutien à la demande intérieure. Oui, les valeurs de la Révolution peuvent être de puissants catalyseurs de la demande intérieure. Le soulèvement populaire contre l'arbitraire et contre l'injustice sociale conduit de fait à s'interroger si n'apparaît pas en pointillé les prémices d'un nouveau régime de croissance porté par un essor de la demande intérieure. Il s'agit de savoir soutenir cette demande et l'encourager. Cela passe par une révision des politiques de crédit bancaire et par une réforme fiscale profonde qui stimuleraient la consommation, l'investissement et la compétitivité de l'entreprise tunisienne. On a, à raison, coutume de dire «quand le bâtiment va, tout va». Eh bien, commençons par assainir les secteurs fonciers, de l'immobilier et du bâtiment. Aujourd'hui que le pays est à reconstruire à tous les niveaux, politique, institutionnel, social et économique, entamer, sérieusement et sans plus tarder, ce grand chantier, c'est clairement afficher sa confiance en l'avenir et c'est ouvrir grande la voie à la demande intérieure et à la croissance. Contrairement à la doxa, les transferts sociaux jouent peu dans l'évolution des inégalités et sur le niveau de concentration des revenus. C'est cette idée forte, ne nous l'oublions pas, qui a vivement alimenté la Révolution et qui a été à la base des revendications sociales. Rappelons, au passage, que la spéculation immobilière dans les grandes villes du pays et tout particulièrement dans le Grand-Tunis, est un des effets directs du phénomène de la polarisation des revenus au profit d'une partie de la population. C'est, à notre sens, à ce niveau qu'il faudra en priorité agir, pour assainir les secteurs du bâtiment et pour revoir la concentration des revenus afin de soutenir et de relancer réellement et durablement la demande intérieure. En attendant de voir enfin s'édifier le grand espace économique maghrébin, favorisé par ce vent de liberté qui souffle sur les capitales du Grand Maghreb, ne pas opter pour cette voie, c'est accepter de revenir vers une spécialisation internationale portant sur des produits manufacturés et de sous-traitance, au prétexte que la demande internationale est vive et que les Plans Marshall pour la Tunisie se multiplient, fort généreusement, ces derniers jours! C'est choisir la voie de la facilité mais aussi de la fragilité de demain.