Par Kamel ESSOUSSI Un an et demi se sont déjà écoulés depuis le départ de Ben Ali. Et s'il y a un bilan à établir, c'est celui d'une société tunisienne divisée, écartelée, lacérée dans des disputes entre les tenants d'un ordre religieux, d'un réveil de l'islam bien réel qui cherche à trouver ses repères politiques et trop longtemps opprimé jusqu'à la persécution d'un côté et, d'un autre côté, les mordus des valeurs universelles, des libertés de créer, parler, proposer, participer — elles aussi bâillonnées 23 ans durant sinon plus — et dont les tenants assurent qu'elles sont hypothéquées et menacées par ces islamistes radicaux, accusant même la Troïka au pouvoir de ménager ces derniers. Dans ce déchirement qui dégénère épisodiquement en violences convulsives attisées, pas souvent de façon innocente, par les uns et les autres, la Tunisie se retrouve freinée, paralysée même, se complaisant dans la peur et la terreur, de ce qui va lui arriver dans les mois qui viennent. Elle balance jusqu'au chavirement entre le halal et le haram d'une part, le légal et l'illégal d'autre part. Le tout se passe dans une cacophonie cérébrale et une confusion des rôles qui a atteint tous les citoyens, a contaminé même les hautes sphères du pouvoir qui se sont mises à disserter sur des « œuvres d'art», à prendre des positions partisanes, à appeler à manifester puis à se rétracter... Les pêcheurs en eau trouble n'y sont pas allés de main morte pour aggraver la situation: anciens partisans irréductibles du RCD, casseurs repris de justice et imams aux prêches enflammés se sont engouffrés dans la brèche pour enfoncer le clou, nous faisant vivre deux jours d'enfer conclus par un couvre-feu dont le moindre des inconvénients a été un coup quasi fatal à la saison touristique. Maintenant que la trêve est là, la question la plus urgente qui se pose, devant ce fait accompli d'une Tunisie qui va mal, est de savoir comment la rassurer, la faire redémarrer et la réunifier ? Incontestablement, en reprenant nos esprits pour nous dire que la religion n'est absolument pas en danger. Elle est profondément enracinée en chacun de nous. Personne, oui personne, ne peut nous l'enlever, puisqu'elle fait partie de l'ordre de la foi interne et du relationnel qui existe en chacun de nous, avec Dieu et le monde de l'au-delà. A partir de ce constat, s'amuser aujourd'hui à tenir le gouvernail Tunisie et lui chercher un havre de sérénité dans la sphère du sacré et du religieusement acceptable pour tous, c'est faire fausse route. C'est s'aventurer dans les chemins cahoteux ‘des islams' très divers, quoiqu'on en dise, qui vont du plus intransigeant au plus modéré sans satisfaire qui que ce soit. Rasséréner et calmer le jeu, c'est se dire qu'on est républicain point barre, et faire le saut définitif de l'abandon de la charia sans nostalgie, sans reprendre à tout bout de champ l'identité arabo-musulmane que personne ne conteste, sans haranguer les foules et exciter leur sentiment de religiosité à fleur de peau, alors que leurs problèmes sont ailleurs. C'est aussi faire comprendre à tous que nous entrons dans la sphère des lois républicaines valables pour tous, et seules aptes à nous mener à bon port, sans concessions, sans parti pris, avec pour seule devise la rigueur qui sied à un Etat pour se faire respecter. Car c'est lui qui a besoin en ce moment de respect. La religion, Dieu seul Tout-Puissant a le pouvoir de la défendre, plus que ses humains qui ne font que la rabaisser à leurs instincts primaires de tueurs, sous prétexte qu'ils en détiennent la vérité. Je n'aime pas ce mot de «laïcité» qui exacerbe les tensions, faute d'une définition claire, trop occidentale pour certains. Mais qu'on ne mêle plus religion et politique car, désormais, personne ne s'y retrouve, ni dans sa foi et sa quête spirituelle de l'au-delà où les oulémas et leurs pseudos deviennent trop envahissants, ni dans sa vie économique et socioculturelle de ce bas-monde qu'on a tendance à ne pas s'empresser de redresser et qu'on compromet tous les jours un peu plus à force de jouer avec ce mélange détonant du religieux et du politique, vraie poudrière à haute charge explosive qui continuera à nous menacer tant que nos gouvernants ne se décideront pas à la désamorcer. Il suffit pourtant d'isoler le fil rouge de la fibre religieuse spirituelle individuelle de la fibre républicaine collective qui nous permet de régler notre vie terrestre de tous les jours. C'est à ce seul prix que redémarrera la machine Tunisie. Cela demande à tous, à nos gouvernants essentiellement et à nos opposants accessoirement, la mise en veilleuse, momentanément, de l'idéologie partisane qui est la leur, et de se comporter en hommes politiques modernes et responsables d'un Etat républicain. Je suis certain que Dieu, qui nous aime, finira par nous guider sur cette voie.