Cela s'est passé le 24 janvier 2012 dans l'amphithéâtre de la Chambre des Députés, qui accueille actuellement l'Assemblée nationale constituante. A propos de la situation socioéconomique préoccupante que vit la Tunisie, le constituant nahdhaoui Sadok Chourou qualifiait sit-inneurs, grévistes et manifestants d'«apostats» éligibles aux supplices les plus sévères. Sortant de son contexte un verset du Coran révélé dans une conjoncture guerrière, le député propose «de les écarteler, de les crucifier ou de les exécuter». La Presse saisit l'occasion de sa nouvelle rubrique «Face-à-face», en cet espace politique qui démarre, pour poser une même petite question à deux personnalités politiques tunisiennes aux approches et convictions bien différenciées: Slaheddine Jourchi et Hamadi Redissi. Voici comment ils commentent des propos qui invitent le corpus sacré dans le discours politique. Le texte et le contexte L'enchevêtrement du discours religieux et du discours politique ne constitue pas un phénomène nouveau ou surprenant. Il s'agit bel et bien d'une affaire historique que nos sociétés ont connue depuis fort longtemps et précisément depuis que le Prophète Mohamed, que la paix soit sur lui, a acquis des disciples et une société régie par un pouvoir spirituel et temporel. Suite à cette étape fondatrice, la politique ne s'est plus séparée de la religion qu'il s'agisse des gouvernants et des catégories dominantes ou de l'opposition, consciente qu'elle ne peut arracher le pouvoir sans que son discours ne s'adosse à une légitimité religieuse. C'est là l'une des particularités de l'expérience historique de la umma (communauté) dans le champ politique. Ceci n'a pas concerné exclusivement les organisations politiques d'obédience islamique, mais même les directions laïques qui se sont trouvées astreintes de suivre cette démarche. En témoigne l'attachement constant du leader Habib Bourguiba à se référer à un verset coranique, à un hadith afin de conférer un surcroît de légitimité à son discours politique. Pour s'être constamment identifié à la personnalité de Bourguiba, M.B.C. Essebsi recourt en permanence au texte coranique pour appuyer ses positions politiques. Aujourd'hui, nous réalisons davantage la complexité générée par la projection de considérations religieuses sur les questions controversées dans les luttes politiques. Toutefois, le problème ne réside pas dans les voies du recours au texte religieux, mais dans la manière de projeter le texte sur un fait ou une question déterminée. L'homme politique qui ne réussit pas l'adéquation entre le texte et le fait, s'éloigne en effet de son objectif et voit sa crédibilité ébranlée. C'est ce qui est arrivé, précisément, avec Pr Sadok Chourou qui, en dépit de ses longues souffrances dans les geôles de Ben Ali, a raté la cible, dès lors qu'il a considéré que le verset (Al Hiraba) est applicable sur une question sociale en relation avec la situation économique et politique actuelle. Autrement dit, il entendait traiter une question inédite dans l'histoire islamique consistant à recourir à la grève et aux sit-in pour la revendication de droits fondamentaux, en se référant à une peine appliquée du temps du Prophète à l'effet de neutraliser les bandes de brigands qui perturbaient la stabilité et la sécurité de l'Etat naissant. Or, entre les deux époques et les deux étapes, il existe des différences essentielles. En plus clair, si M. Chourou s'était référé à un autre texte appelant à l'indulgence vis-à-vis des marginalisés et à les convaincre par la bonne parole, l'impression générale aurait été tout autre. Mieux encore cela aurait été une preuve de sagesse et d'une conscience de la nature de l'étape. A l'évidence, le choix du texte approprié à propos d'un fait précis exige une prise de conscience de l'importance de considérer l'esprit du texte et une profonde connaissance de la réalité et des besoins des personnes. Cette approche de faire valoir l'esprit sur la lettre est une méthode dans la déduction des jurisprudences qui distingue entre l'énoncé du texte et sa finalité. Entre les deux approches, la différence est énorme. Dans nombre de cas, l'application littérale de l'énoncé du texte aboutit aux résultats contraires, voire catastrophiques. Quant au second terme de l'équation, il consiste à connaître la réalité, c'est-à-dire l'histoire, l'économie, la sociologie et la politique. A défaut de quoi, la société risque de sombrer dans la discorde due à l'ignorance des spécificités et mutations sociales et historiques. Cela veut dire, en d'autres termes, que la religion se doit d'être au service des gens et non pas que ces derniers soient au service de textes religieux coupés de leur contexte et de leurs visées et extraits afin de réaliser des politiques fragiles et vouées à l'échec. S.J. De l'usage de la religion Peut-on solliciter les Ecritures saintes à des fins politiques ? En principe rien ne l'interdit. Pourvu qu'on en fasse un bon usage. Qui osera reprocher à un politicien avisé d'adosser telle ou telle position à un verset approprié ou une tradition religieuse avérée ? C'est même recommandable. Mais en cette matière comme en toute autre, point trop n'en faut ! Car à surcharger surabondamment le discours politique de citations et de collages religieux, on porte autant préjudice à la religion – domaine de la grâce – qu'à la politique dont l'ultime fin est la paix civile. C'est donc dans l'intérêt respectif de la religion et de la politique que les Modernes ont dissocié les deux sphères. Ils ont fondé le lien social dans un pacte civil, approuvé du reste par une saine exégèse des Ecritures. Marcher sur deux jambes, telle est la grande leçon moderne : les hommes sont libres mais rien dans les Ecritures n'y fait obstacle. Bien au contraire, la loi divine elle-même exalte la liberté de l'homme et exige sa moralité. Autant dire, on peut tout aussi bien être un bon citoyen qu'un bon croyant. Il y a en revanche un mauvais usage de la religion chaque fois qu'on rompt cette bonne entente, en faisant du pacte civil un pacte religieux de sorte que le « vrai » croyant soit seul le « bon » citoyen. C'est déjà fait. Depuis peu, on découvre qu'il y a désormais un «droit sur les choses sacrées» (jus circa sacra), le droit d'ordonner des choses qui regardent le culte divin et qui sont nettement supérieures aux libertés. Vous aurez remarqué qu'Ennahdha s'est arrogé le droit d'en assurer la garde. La récente déclaration de Chourou fait carrément de la religion un manuel de procédure criminelle. Excédé par les grèves, les sit-in et les divers troubles à l'ordre public, convoque un verset applicable en droit musulman aux brigands auxquels il faudra appliquer un châtiment à la carte : la peine de mort, la crucifixion, l'amputation (de la main droite et de la jambe gauche) et l'exil. On ne sait si le député est membre d'une assemblée nationale ou un jurisconsulte qui «lie et délie». Il est censé plancher sur la rédaction d'une Constitution civile qu'il a tendance à confondre avec un manuel de fiqh. Deux usages d'une même religion et deux politiques, une selon la loi civile et l'autre en conformité avec le corpus traditionnel. La double équivoque fait des émules car le peuple semble aimer cela. A ce rythme, l'alternance se fera à terme entre des religieux, qui auront à se disputer non plus sur le «bon» usage de la religion, mais sur la «vraie» doctrine religieuse.