Par Tarak KHEZAMI Les toutes premières tiédeurs de la saison du renouveau sont bel et bien là qui mettent jour après jour une bonne dose de baume au cœur encore convalescent des Tunisiennes et des Tunisiens. Nous n'en voulons pour preuve que cet espace de liberté qui nous est offert pour objectiver sans contrainte notre pensée. Malgré les couacs, les pas de clerc et surtout le redoutable aquilon de la contre-révolution qui essaie vainement, tous les jours que Dieu fait, de tirer le pays vers le bas, de l'empêcher de prendre son envol vers les cieux prometteurs de la modernité en réveillant les vieux démons (toujours les mêmes), la majorité silencieuse de la Tunisie demeure optimiste. Mais autant elle est optimiste autant elle est inquiète de la montée en puissance du dogmatisme qui risque bien, si aucune mesure n'est prise pour lui faire échec, de torpiller le projet moderniste et progressiste qu'elle caresse depuis si longtemps... Il est vrai que la révolution a libéré la parole, a consacré la libre pensée et le libre-arbitre... mais il n'en est pas moins vrai qu'elle a aussi libéré les voix de l'ignorance et de l'obscurantisme tapies dans certaines mosquées de certains quartiers populaires du pays. La parole du sectarisme s'est d'autant plus libérée, à travers des groupuscules d'extrême droite bizarrement fagotés, arborant des barbes disgracieuses, souvent assorties du fameux signe insigne de piété qu'ils portent au beau milieu de leur front, que l'infinie majorité qui a voté pour le parti Ennahdha aux dernières élections a commencé d'ores et déjà à rêver à la célébration des noces de la religion et de la politique. Chercher à sceller cette alliance dans la nouvelle Constitution est une idée de l'autre monde. Le monde qui refuse de s'engager résolument sur la voie de la modernité, de faire enfin le départ entre le spirituel et le temporel, d'oser conquérir par la pensée et non par la violence en brûlant les oripeaux de la misère intellectuelle qui nous a longtemps empêchés d'avancer. Dieu ne nous intime-t-il pas l'ordre de penser, de combattre les captifs des préjugés et de ne tenir pour vrai que ce qui est passé au crible de la raison, laquelle est le signe insigne de notre humanité ? De là il suit qu'il faut s'armer d'un esprit douteur. Du reste, littéralement le mot religion veut dire, entre autres, re-lire. Et qu'est-ce que relire sinon douter tout le temps. Il nous faut donc remettre sur le métier, infiniment plus que vingt fois, l'ouvrage qu'est la lecture pour apprécier la polysémie du texte, la ductilité de ses mots ainsi que sa précellence stylistique. C'est d'ailleurs ce sur quoi repose sa sacralité tout entière. Les plus grands religieux ne le savent que trop bien : croire en Dieu c'est en douter tous les jours. Car la vérité absolue n'est malheureusement pas de ce monde: la seule vérité absolue est qu'il n'y a pas de vérité absolue (nous avons appris cela au lycée en septième année!)… Mais comme c'est une idée qui ne fait pas encore l'unanimité, hélas, et que ce n'est pas demain que les uns et les autres se mettront d'accord sur ce grand principe pourtant si évident et si simple, il nous faut vite circonscrire l'espace réservé au spirituel et faire en sorte qu'il n'empiète pas sur l'espace réservé au temporel. Car le spirituel est personnel et en tant que tel il est aux antipodes du temporel. Il est du reste d'autant plus personnel que les voies du Seigneur sont impénétrables. Là encore, les vrais religieux ne le savent que trop bien : aucun être humain, aussi ferré soit-il sur les questions religieuses, ne peut prétendre pouvoir un jour percer leur mystère. Les heurs et les malheurs que notre pays connaît aujourd'hui — et connaîtra sans doute encore demain si les choses ne sont pas définitivement tirées au clair dans cette grande matrice qu'est la deuxième Constitution et si le peuple n'est pas éduqué autrement que par les prêches de plus en plus incendiaires du vendredi — viennent du fait que certains religieux croient fermement avoir réussi ce tour de force et se prennent, par voie de conséquence, pour des vicaires de Dieu sur terre, distribuant les bons points pour tel musulman, traitant d'impie tel autre, l'accusant de blasphème et le désignant à la vindicte publique… En réalité, ils ne font que profiter de la crédulité de toutes ces masses laborieuses qui ont dans leur presque totalité la foi du charbonnier. La plupart des quartiers populaires du pays sont devenus le bastion, sinon du salafisme, au moins de la droite dure. Cela est d'autant plus inquiétant qu'ils enrégimentent facilement les jeunes de ces quartiers en faisant jouer la fibre religieuse et en leur promettant monts et merveilles… Les dogmes ou vérités indiscutables instillés sournoisement dans la tête de tous ces jeunes en mal de repères expliquent le recours à la violence. Mais ce n'est pas tant cela qui est dangereux et pernicieux (nous avons confiance malgré tout dans nos jeunes qui ont fait la révolution) que l'instrumentalisation caractérisée du dogme qui nous inquiète, nous majorité silencieuse. L'utilisation du dogme dans l'espace public à des fins bassement idéologiques est à nos yeux suffisamment grave pour que nous sortions de notre mutisme et criions le problème sur tous les toits, dans les chaumières et partout ailleurs. Quand la religion est ravalée au rang de marchepied dont on se sert pour atteindre des objectifs bassement temporels, nous ne pouvons que nous indigner. Aussi considérons-nous que c'est un acte sacrilège. Cet acte est d'autant plus sacrilège que l'histoire nous a démontré par a + b que lorsque politique et religion se mêlent et surtout lorsque la première se sert de la seconde comme d'un paravent, les conséquences sur les peuples ne peuvent être que désastreuses. Cela va des persécutions des premiers juifs jusqu'aux affrontements sanglants entre chiites et sunnites en passant par les tentatives d'extermination des premiers chrétiens pendant toute la période paléochrétienne et les massacreurs de la Saint-Barthélemy… Tel est le point de désaccord nodal que nous avons, nous majorité silencieuse qui voudrions de temps en temps, mais plus que jamais en ces temps troublés et difficiles, avoir voix au chapitre, avec les partis politiques d'obédience religieuse ou qui s'inspirent de la religion. Et qu'on se garde bien de se recommander de certains chrétiens en Europe et aux USA ou même de nos frères turcs. Certains de nos élus voudraient bien s'en inspirer et se proposent même d'extrapoler leur exemple en les imitant servilement. L'Occident c'est l'Occident. La Turquie c'est la Turquie. La Tunisie c'est la Tunisie. Tout cela, pour nous, est on ne peut plus clair. Comme quoi, la tautologie peut parfois avoir le mérite de la clarté. Le dogmatisme et le sectarisme sont le catalyseur de la plupart des hécatombes que l'humanité a connues. Le dogmatisme et le sectarisme ont partie liée avec l'instrumentalisation de la religion. Telle est notre intime conviction et le fond de notre pensée. La politique est à mille lieues du dogme sinon elle n'en serait pas une. En effet, le politicien dans sa gestion quotidienne des affaires de la cité doit abhorrer le dogmatisme et faire preuve de pyrrhonisme. Ah ! Pyrrhon, ce grand douteur devant l'Eternel, devrait nous inspirer et inspirer encore davantage nos gouvernants pour qu'ils puissent aller de l'avant, pour qu'ils puissent voir loin et voir grand en rédigeant cette nouvelle Constitution que nous attendons avec beaucoup d'impatience. Nous espérons qu'elle sera solide comme un roc. Nous espérons aussi qu'elle sera le meilleur palladium contre le retour du despotismes et de la dictature… Pour que cela puisse avoir lieu, nos hommes et nos femmes politiques, toutes obédiences confondues, doivent, répétons-le à satiété, circonscrire l'espace réservé au temporel et faire en sorte que celui-ci ne soit pas envahi par des considérations d'ordre spirituel. La nature de la tâche qui leur incombe leur intime l'ordre de s'élever au-dessus des idées partisanes et de jouer comme il se doit leur rôle d'éternels pourfendeurs du dogme de quelque nature qu'il soit, y compris d'ailleurs le dogme de la laïcité, et de faire prévaloir l'intérêt commun, c'est-à-dire l'intérêt supérieur du pays. Ils seraient bien inspirés de tenir compte de la nature profonde du peuple tunisien, de la nature du pays, de la nature des générations montantes qui ont fait la révolution pour éviter les affres de toute union contre nature.