Suite à la visite de M. Hamadi Jebali, chef du gouvernement provisoire, à la cité Ezzouhour pour prendre connaissance de la situation environnementale désastreuse, causée par l'invasion persistante des ordures ménagères et des gravats — une situation qui n'est pas limitée à la seule cité Ezzouhour et qui prolifère, depuis des mois et des mois, dans toutes les villes —, une campagne de propreté a été entamée le jour même et se poursuit afin de soulager le pays du mal nauséabond qui le ronge. Les manches se retroussent encore plus pour lever les ordures entassées depuis des jours, parfois des semaines et plus et qui conféraient jusque-là au Grand Tunis l'aspect d'une décharge clandestine. Il a donc fallu que le chef du gouvernement donne un clin d'œil austère pour que nos rues, nos quartiers et nos villes retrouvent, enfin, le droit à la propreté. Cette campagne revêt, en revanche, l'aspect d'une action ponctuelle, temporaire, qui rappelle bien les actions bouche-trou de jadis. Elle l'est en raison de l'absence de toute forme de traitement radical des problèmes dont souffrent les services municipaux. Les agents de propreté s'appliquent, en fait, à la tâche, sans pour autant s'assurer de la disponibilité des équipements à même de suffire à la rude tâche, ni sur l'étoffement salvateur des effectifs qui ont baissé d'un cran depuis le 14 janvier et encore moins sur la mise en place des normes de sécurité nécessaires. Le travail des agents de propreté chargés de la zone de Ras Ettabia (Bardo 2) est effectué avec une ferveur et une rapidité remarquables. Il est déjà 10h et le gros camion est plein à craquer de cartons, d'ordures ménagères, de vieux matelas, de gravats et de toutes sortes de déchets. «C'est tous les jours que nous effectuons cette tâche, mais les ordures resurgissent je ne sais d'où», fait remarquer un agent de propreté. Après avoir relevé le maximum de déchets situés à la rue adjacente à la rue Fazène, le camion emprunte une autre rue jonchée d'ordures. Le camion parviendra-t-il à lever la totalité des ordures qui accaparent les trottoirs, les ronds-points et les quartiers du Bardo? L'affirmation est loin d'être évidente. Mme Dalila Hrichi, habitant Khaznadar, lance un cri de colère sur les conditions hygiéniques lamentables qui caractérisent sa ville depuis la révolution: «Cela fait des mois et des mois que notre quartier souffre le martyre. Les ordures nous envahissent jusqu'au seuil de nos maisons. Les agents de propreté, eux, ne donnent jamais signe de vie. Si seulement ils passaient de temps en temps, c'aurait été moins catastrophique». Problèmes de gestion, d'équipements et de ressources humaines Dans le centre ville de Tunis, M. Lotfi Hajjej, agent de propreté relevant du service de propreté de Bab Bhar, s'applique à son boulot. Il est, en effet, chargé de la propreté de plusieurs rues tangentes à l'avenue Bourguiba. «C'est à peine hier que nous avons pris connaissance de la campagne de propreté. Certains pensent que la situation environnementale dans laquelle se trouve le pays est due à notre laxisme. Ils pensent que nous avons cessé de travailler convenablement depuis que nos situations professionnelles ont été régularisées. Or, ce n'est pas du tout le cas. Les services de propreté relevant des municipalités souffrent de deux problèmes majeurs, à savoir le manque d'effectif et d'équipements. En effet, depuis la révolution, l'effectif des agents de propreté a remarquablement baissé. Avant, par contre, n'importe quel chômeur pouvait être admis au boulot. Aujourd'hui, un agent de propreté est amené à assumer le travail que devraient effectuer au moins trois personnes», indique-t-il. Et d'ajouter que la plupart des engins dédiés au relèvement des ordures sont dans un état piteux. «Il suffit, précise-t-il, qu'un tracteur tombe en panne pour qu'il soit mis de côté, la maintenance est ainsi fort défaillante». En effet, selon les données fournies par M. Mohamed Hadi Oueslati, représentant le syndicat relevant de la municipalité de Tunis, ladite municipalité comprend 16 arrondissements dont le traitement des ordures est assuré par seulement huit engins de compostage qui datent de cinq ou six ans et par à peine trois tracks. Il montre du doigt l'état piteux des équipements et le place, ainsi que le manque d'effectif, au cœur des causes directes de la crise. M. Oueslati attire, en outre, l'attention sur la charrette dont usent la majorité des agents de propreté; une charrette qui, tout en harassant l'ouvrier, s'avère insuffisante pour contenir les ordures débordantes. Les agents de la propreté sont convaincus que la situation est plus complexe qu'elle ne paraît aux yeux du citoyen. M. Mohsen Ben Zayed, un autre agent de propreté, évoque, non sans énervement, le manque flagrant au niveau de l'effectif chargé de la propreté. Il indique que le centre-ville de Tunis, grand producteur d'ordures ménagères, ne compte pourtant pas plus de 500 agents de propreté. «Personnellement, j'habite à Sidi Hassine Sijoumi, un quartier populaire à forte population. La propreté de cette zone n'est assurée que par une trentaine d'agents, ce qui est insensé», fait-il remarquer. Pour lui, le manque d'équipements fonctionnels peut être résolu si l'effectif était assez suffisant pour répondre aux besoins de la population. «Mais cela semble inaccessible, vu que les responsables n'acceptent pas de recruter et de titulariser de nouveaux agents. Un an et demi après la révolution, les pratiques de corruption et de pots-de-vin sont encore de cours pour bénéficier d'une insertion professionnelle en bonne et due forme», renchérit-il. Pis encore: la situation professionnelle qu'endurent certains ouvriers incite à la perplexité. M. Ali Hannachi, contrôleur de propreté, traîne derrière lui une carrière de 22 ans dans ce métier; 22 ans, sans pour autant bénéficier du droit à la titularisation. «Lors de la crise de janvier 2012, certains ont vu leurs situations se régulariser. Pour ce qui est de mon cas, ce n'était pas possible. Je n'avais pas droit à la titularisation, car j'ai dépassé la cinquantaine», avoue-t-il. Des citoyens recommandent l'esprit citoyen L'entretien avec les agents de propreté ne laisse pas certains citoyens insensibles. C'est le cas de ce monsieur qui s'exclame, sur un ton de reproche adressé aux agents de propreté, sur l'invasion des ordures ménagères. «Cette situation est sans précédent. Pourquoi a-t-elle émergé maintenant? C'est fait exprès ou quoi ?», s'interroge-t-il, irrité. Ce n'est qu'en prenant connaissance des véritables problèmes du domaine qu'il baisse le ton, décontracté, et parvient même à sourire. Si ce monsieur arrive, en fin de compte, à se montrer compréhensif, un autre citoyen d'un certain âge responsabilise les Tunisiens qui se croient désormais tout permis et qui n'hésitent pas, la nuit, à déverser les ordures diverses y compris les gravats, au centre-ville. «Je pense que ceux qui se conduisent de la sorte sont les ennemis de la Tunisie», note-t-il emporté. Dans l'attente d'une suite favorable... Certes, la campagne de propreté, en réaction à la visite du chef du gouvernement à la Cité Ezzouhour, intervient comme une action de secours pour bon nombre de citoyens submergés par les ordures. Toutefois, ce domaine implique, non pas un simple pincement d'oreille mais une mise à niveau intégrale, allant de la gestion financière jusqu'à celle humaine. M. Oueslati recommande aux délégations spécifiques de faire preuve d'efficacité et de dynamisme afin de résoudre le problème de la gestion. «Le gouvernement est vivement appelé à tenir un Conseil ministériel pour examiner les problèmes qu'endurent les municipalités et qui entravent la qualité des prestations. Les municipalités, quant à elles, doivent trouver des solutions à même de garantir à la main-d'œuvre l'outil essentiel au travail, mais aussi les moyens de sécurité nécessaires à leur bien-être sanitaire», souligne notre interlocuteur. Et d'ajouter que les agents de propreté ne bénéficient d'aucune prise en charge sanitaire, malgré leur exposition aux risques de maladies souvent très graves. M. Oueslati indique, en effet, que la municipalité de Tunis et celle de Sfax comptent 400 agents atteints d'hépatite. Les cas d'accidents du travail et de handicap sont, de surcroît, monnaie courante dans ce métier à la fois crucial et ingrat. Quant au salaire, il est bien en de-çà du Smig puisqu'il n'atteint pas les 280DT par mois. «Il convient, ajoute-t-il, de renforcer les ressources humaines dans ce domaine. Il y a cinq ans, ce domaine comptait pas moins de 7.000 ouvriers. Actuellement, ce chiffre a baissé d'un cran pour atteindre seulement 4.000 ouvriers. Pour répondre au besoin de la société, il importe de recruter au moins 1.000 agents supplémentaires». Des recommandations qui émanent d'un bon sens mais qui nécessitent un budget imposant. L'un des citoyens interviewés propose d'inclure les taxes municipales dans la logique des factures régulières à payer sans faute; une idée susceptible de résoudre le problème financier des municipalités et de garantir des prestations appréciables. «Il est temps d'engager le citoyen dans cette logique, tout comme il est grand temps de normaliser les conditions de travail et de sécurité des agents de propreté selon les critères internationaux», souligne-t-il. Malgré le malaise causé par l'invasion sans précédent des ordures, la tension ne semble point opposer d'une part les ouvriers chargés de la propreté de la ville et les citoyens, de l'autre. Les deux clans forment, en fin de compte, une communauté homogène qui s'inquiète pour l'image du pays et pour les problèmes à résoudre. L'harmonie sociétale n'est, donc, pas aussi irréalisable que cela!