En 1991, après l'attaque du siège du Comité de coordination du RCD à Bab Souika par des activistes du Mouvement Ennahdha, Abdelfattah Mourou annonçait la suspension de son adhésion à la haraka islamiste qu'il avait cofondée avec Rached Ghannouchi au début des années 70. Sa réhabilitation au sein du mouvement incarne probablement l'événement le plus marquant de ce neuvième congrès d'Ennahdha. Mais malgré un accueil digne d'une superstar, tous les honneurs et sa direction de la prière du vendredi dans les murs du palais des foires du Kram, les détracteurs du Cheikh Mourou n'arrêtent pas dans les coulisses d'exprimer leur désapprobation par rapport au retour du vieux lion auquel manquerait la «légitimité carcérale». Entretien Après les élections de l'Assemblée constituante, où vous vous êtes présenté en tant que personnalité indépendante dans le cadre d'une alliance centriste, personne ne croyait plus à votre retour dans les rangs d'Ennahda. Qu'est-ce qui a pu vous inciter à réintégrer les rangs du mouvement ? L'initiative est venue du Cheikh Rached Ghannouchi, le chef du parti. Il m'a invité à assister aux travaux du congrès en tant que congressiste avec beaucoup d'insistance et de courtoisie. Je n'ai pas pu décliner son offre. Ce geste porte-t-il à votre avis une dimension stratégique ? Nous nous rapprochons d'un rendez-vous électoral décisif et élargir la base du mouvement est à l'ordre du jour... C'est possible. Mais personnellement ce qui m'importe le plus réside ailleurs : j'ai une vision et des idées. Je voudrais contribuer à orienter le mouvement vers plus d'ouverture et d'interactivité avec la modernité, je militerai dans la perspective de faire évoluer la haraka vers un projet de civilisation adapté aux enjeux de ce siècle. Je ne sais pas encore si je trouverai un écho favorable à mes aspirations, car j'ai remarqué que la sympathie et la bienveillance dont j'ai été entouré de la part du Cheikh Rached et des militants a surpris et même indisposé beaucoup de personnes ici. Tous ne me considèrent pas comme le bienvenu ! Que le chef du gouvernement interrompe son discours pour me saluer à la séance d'ouverture et qu'on m'invite à rejoindre la tribune pour intervenir n'ont pas été vraiment appréciés par tout le monde... Qui s'opposerait aujourd'hui à vous au sein d'Ennahdha ? L'aile dure. Celle qui ne reconnaît que la « légitimité carcérale » comme critère d'accès aux postes de direction et de responsabilité dans le parti et au gouvernement. Ils l'ont proclamé à plusieurs reprises ignorant qu'un homme politique comme moi ne peut cumuler, avec son rôle sur la scène publique, la posture d'un activiste. L'activiste procède dans le secret et dans la clandestinité en manipulant des outils qui n'ont rien à voir avec le discours et la réflexion du politique. L'aile dure du mouvement serait-elle à l'origine de votre éviction du gouvernement après une première annonce où votre nom figurait parmi la nouvelle équipe ? Cet épisode reste pour moi une énigme. Une demi-heure avant la présentation officielle du gouvernement de la troïka, je reçois une invitation pour rejoindre le siège de l'Assemblée constituante. Bizarrement aucun portefeuille ne m'a été attribué. Une humiliation ! L'explication m'a été donnée plus tard : dix personnes auraient été éliminées de la liste à la dernière minute pour réduire une équipe trop étendue au départ. Vous avez quitté le mouvement après l'affaire de Bab Souika. Depuis des excuses publiques n'ont pas été présentées aux Tunisiens... Oui il faut à mon avis que le parti s'exprime sur cet épisode malheureux. Il faut qu'il dise publiquement son refus de la violence. A votre avis, le pouvoir exercé depuis le mois de décembre dernier par le parti islamiste Ennahdha l'a-t-il renforcé ou affaibli ? La réalisation des objectifs d'un parti à l'épreuve du pouvoir est une étape à la fois cruciale et délicate : le moment exige de l'audace, du doigté et des tonnes de compétence. Le mouvement fait face à de nouvelles attentes, parmi lesquelles le passage du discours militant aux actes. Gérer le pouvoir ne se fait pas dans ces conditions sur la base uniquement du fonctionnement des institutions de l'Etat mais surtout sur le fondement d'un nouveau modèle démocratique, c'est justement ce modèle qui a incité les électeurs à voter pour Ennahdha. Dans mon discours de jeudi matin, j'ai bien mis en garde les ministres du mouvement contre l'envoûtement du «siège acquis» et ses possibles dérives. A ma manière, je les ai avertis contre l'exclusion de l'autre, le refus du dialogue et de l'échange, le sens de la vindicte, le recours aux allégeances et non pas aux compétences dans la nomination des cadres de l'Etat, la convoitise de l'argent public. Certains P.-d.g. disposent aujourd'hui de cinq voitures. Ce n'est pas pour ce type de gouvernance que le peuple a choisi Ennahdha ! Le parti doit travailler pour que le gouvernement qui l'incarne applique réellement ses valeurs. Ce sont des hommes dont le tempérament est porté sur le dialogue et le consensus qui doivent à mon avis le représenter !