Termes vagues, faiblesse des formulations juridiques, incohérences. En plus de l'esprit restrictif qui sous-tend plusieurs articles de l'avant-projet de la Constitution, telles sont les principales critiques adressées par certains experts qui suivent de près les travaux des commissions constitutionnelles relevant de l'ANC. Pour avoir un éclairage sur le draft qui commence à circuler, nous avons approché une enseignante à la faculté des Sciences juridiques, spécialiste en droit constitutionnel, Salsabil Klibi, qui a bien voulu nous donner un éclairage rapide sur cet avant-projet. De son côté, M. Habib Khedher, rapporteur général de ce travail d'élaboration du texte, a accepté de nous livrer son commentaire. L'avant-projet actuel est le fruit du travail de six commissions. C'est la commission générale de coordination, présidée par Mustapha Ben Jaâfar qui décidera de ce qui doit être soumis au débat et au vote en plénière et de ce qui doit être éventuellement rediscuté en commission. Un processus commencé en février Avant de plancher sur l'élaboration des avant-textes de la Constitution, les constituants avaient dû accorder leurs violons, et ce à partir du mois de février. Les acquis de la femme, la place de la religion, l'application de la charia, le respect des droits et libertés: l'ensemble de ces principes fondamentaux, éventuellement litigieux, avaient été discutés au préalable durant cette phase exploratoire, sur les places publique et politique et par médias interposés. Si l'on se souvient bien, Rached Ghannouchi, président du mouvement Ennahdha avait dû intervenir plusieurs fois pour trancher presque toujours dans le sens du respect des valeurs républicaines et démocratiques. Maintien de l'article premier, respect du code du statut personnel, égalité homme-femme, non mention de la charia en tant que source de législation. Un accord semblait être trouvé qui devait aboutir à une «Constitution consensuelle». Or, ce qui est entrain de se passer, regrette Mme Salsabil Klibi, c'est que les acteurs de ce processus n'ont pas la même représentation du concept de consensus. Ce procédé qui se réfère à la manière de prendre une décision, n'est pas relatif à l'aboutissement, mais au «mode d'élaboration de la décision», définit-elle. Ainsi, l'objet du consensus, c'est de rapprocher les points de vue, au niveau de la discussion pour aboutir à une décision sur laquelle aucun des membres n'a pas d'objection de principe. On peut avoir des réserves sur des questions de détail mais aucun des membres ne doit se sentir exclu par la décision, «chacun doit pouvoir dire je suis dans le système», résume la constitutionnaliste. Or, la démarche adoptée dans l'élaboration de l'avant-projet, n'est pas une «démarche de conciliation mais dans une démarche d'accumulation des visions». Chacun a essayé d'y mettre ce qui l'arrange, et qui dérange parfois l'autre. Des incohérences qui dérangent Dans les principes généraux, on trouve l'article dix qui stipule que tous les citoyens sont égaux. Au contraire, dans le texte présenté par la commission droit et libertés, la femme est complémentaire et n'a d'existence que dans la famille. «Ce qui correspond à un schéma ancien et dépassé, contradictoire avec le principe d'égalité énoncé dans les principes fondamentaux qui stipule, lui, l'égalité de tous». Dans la Constitution postrévolutionnaire, le texte devait faire référence à la citoyenne comme au citoyen notamment dans les articles où il est question de droits et libertés, précise l'universitaire. Et ce «pour lever devant une instance juridictionnelle toute ambigüité, toute possibilité d'interpréter dans un sens restrictif». La précision fait défaut La «légistique» est une science relative au mode de formulation du texte juridique, c'est une science à part entière, nous apprend-elle. On constate dans le texte proposé que la formulation des textes n'est pas proprement juridique, il y a des propos vagues. Or, le propre du langage juridique, c'est de ne pas donner lieu à des interprétations très hétérogènes. Demain lorsqu'un juge, argumente-t-elle, sera appelé à trancher dans une affaire, il ne faut pas qu'il ait entre les mains un texte dont il peut sortir ce qu'il veut. Si on considère que la règle de droit est une garantie pour le citoyen, il faut qu'elle soit bien élaborée, précise-t-elle. Il y a un problème de la juridicité des tournures, conclut-elle. Les acquis de la femme La complémentarité est une expression malheureuse, de plus, complémentaire n'est pas une expression juridique, et ne donne pas de statut, précise Mme Klibi. Un autre article extrêmement interpellant, ajoute-t-elle, c'est l'article 9 de l'avant-projet des principes généraux. La femme n'a d'existence que par rapport à la famille, mais encore sont évoquées dans le même article les catégories aux besoins spécifiques. La femme a été placée dans ce même groupe ! Le statut de la femme en tant que citoyenne est très faiblement présent dans le texte. Et, à chaque fois que la femme est évoquée de façon directe, c'est fait à travers la famille. Sinon on ne trouve que «Mouaten», citoyen. C'est regrettable dans un processus constituant post-révolutionnaire. Pour ce qui est du régime politique, la constitutionnaliste précise que là encore la question n'a pas été tranchée, ni par consensus ni par vote. Et ajoute qu'il y a un blocage non pas au sein de la constituante mais au sein de la coalition tripartie. Une autre question restée en suspens.