Par Soufiane BEN FARHAT Evidemment, les Tunisiens sont révulsés. Assurément, les esprits libres sont offensés. Le projet du texte constitutionnel définissant la femme par son unique statut de «complémentaire de l'homme» scandalise. D'abord au niveau constitutionnel. La Constitution est la Loi fondamentale. Et la loi est, par essence, impersonnelle et générale. Le principe d'égalité de tous les citoyens devant la loi est sacro-saint. Immuable. Autrement, on ne parle plus de loi, mais de pastiche et de sur-mesure en fonction du caprice du prince. Eriger l'inégalité en norme constitutionnelle serait le comble. C'est comme légaliser l'esclavage dans la Constitution, aujourd'hui, ici et maintenant. Un délire fantasque en somme. Ensuite au niveau de l'opportunité du moment historique. Comment une révolution fondée sur les valeurs de liberté et de dignité accoucherait-elle d'une Constitution basée sur l'inégalité entre les citoyens ? De sorte qu'une moitié d'entre eux soient confinés dans le statut servile de «complémentaire» de l'autre moitié. Ce serait l'illusion d'évoluer tout en faisant de la marche arrière. Seule explication, il y a tentative de détourner la révolution de son socle libertaire. Le projet du texte constitutionnel en question est liberticide. Il autorise le despotisme et légalise l'arbitraire. Et tire la Constitution vers les abysses des mœurs moyenâgeuses. Un projet de texte déloyal et scélérat de surcroît. Il tire sa seule «légitimité» d'une majorité arithmétique relative. En effet, il ne bénéficie que de l'adhésion des seuls constituants du parti Ennahdha, soit 41% des sièges de l'Assemblée constituante. Et divise les propres rangs de la Troïka gouvernante. Un projet de texte constitutionnel en porte-à-faux avec la société tunisienne enfin. En fait, la société tunisienne était travaillée dès le début du XXe siècle par un mouvement de fond en faveur de la libération de la femme. Même lorsque la polygamie avait été abolie, en 1956, il n'y avait que 1% seulement de Tunisiens qui étaient polygames. La question de la femme a joué un rôle fondamental dans la pensée et l'action des réformistes tunisiens. Ceux-ci avaient constitué l'aile marchante du mouvement de libération nationale. Après l'indépendance, la valorisation législative et sociale du statut de la femme a contribué au façonnement de la société tunisienne moderne. Malgré le despotisme politique, la Tunisie a réalisé un certain nombre d'acquis sociaux touchant l'éducation, la femme et l'enfance notamment. Aujourd'hui, certains s'avisent de renverser la vapeur. Ils n'ont de cesse de rogner les acquis de la femme et de l'enfant. En effet, les dispositions constitutionnelles proposées pour le statut de l'enfant pèchent, elles aussi, par défaut. Là aussi, on recule en ignorant délibérément quelques acquis législatifs et des droits fondamentaux de l'enfant. La peur pathologique de la liberté expliquerait cette attitude. Il faut y rajouter le sentiment de refoulement et de blocage en présence de la question de la femme. Les dispositifs idéologiques, le matraquage et le bourrage des crânes semblent opérationnels. On voit bien, paradoxalement, des femmes monter au créneau pour défendre bec et ongles le statut servile de la femme dans le projet constitutionnel. Et puis, par-delà tout, il y a l'esprit de clan et de clocher qui tend à miner le projet de la Constitution dans son ensemble. L'alignement sur les fiefs partisans et les chapelles exclusives est dangereux. Suicidaire même. Une Constitution n'est opérationnelle que dès lors qu'elle suscite l'adhésion de tous. On n'est pas dans la logique du championnat d'haltérophilie mais dans celle du contrat social. Le contrat récuse de prime abord le dol et le viol. Autrement, il est mort-né. La première révolution de l'ère postmoderne accoucherait-elle d'aventure d'une Constitution mort-née ?