Par Souad SAYED La révolution du 14 janvier 2011 s'est faite essentiellement sur une demande d'emploi. Le taux réel et non officiel de chômage avait atteint le seuil de l'intolérable. Depuis, nos gouvernants successifs essayent tant bien que mal de répondre à cette demande pressante de la population. Evidemment, l'Etat a joué un rôle tampon dans ce dossier en mettant toutes les ressources dont il disposait pour absorber une partie du chômage. Rendons à César ce qui lui revient, tous les ministres, par calcul ou par conviction, peu importe, n'ont ménagé aucun effort pour traiter ce problème. Un autre constat s'impose. Les Tunisiens aiment la Fonction publique, même lorsqu'ils ont un emploi stable dans le secteur privé, ils préfèrent démissionner pour occuper un poste dans la Fonction publique. Indéniablement, servir l'Etat est la chose la plus noble qui soit. Mais est-ce la seule motivation qui anime nos compatriotes ? Certes, le statut du fonctionnaire garantit des droits non négligeables, entre autres le droit de grève, un traitement mensuel assuré, un droit syndical, des garanties en cas de poursuites disciplinaires, la liberté d'opinion et la participation des fonctionnaires – à titre consultatif – à la gestion du service public grâce à des organismes paritaires et surtout la stabilité de l'emploi. Ce statut est un grand acquis pour tous les fonctionnaires payés par l'Etat avec l'argent du contribuable. Mais il n'est pas réservé qu'à la Fonction publique et puis nous, Tunisiens nouveaux, révolutionnaires en herbe qu'avons-nous fait de ces droits ? Car ces acquis sont implicitement soumis au respect des valeurs fondamentales de la Fonction publique qui, selon Jean Ludovic Silicani (rapporteur général du débat sur la Fonction publique en France), se répartissent en valeurs républicaines qui sont la liberté, l'égalité, l'impartialité, la neutralité et l'équité; en valeurs professionnelles comme la légalité, qui constitue la raison d'être de l'administration et implique la loyauté du fonctionnaire à l'égard des autorités démocratiquement élues, la responsabilité, l'efficacité et les principes pratiques qui en découlent (performance, évaluation, qualité, transparence, autonomie), l'adaptabilité qui a pour corollaires l'innovation et l'anticipation, la continuité, la probité et l'exemplarité et enfin en valeurs humaines telles que l'engagement, le respect et le sens de la solidarité. Toutes ces valeurs sans exception sont importantes, mais ont-elles encore réellement cours dans nos administrations ? Notre Tunisie a traversé la révolution sans trop de dégâts en partie grâce à un petit noyau de fonctionnaires dévoués qui ont permis aux rouages de l'Etat de continuer à fonctionner tant bien que mal. Mais nous sommes aussi en droit de nous interroger sur les dérives de notre système. Elles deviennent inquiétantes et hypothèquent notre avenir. En premier lieu, il faut évoquer le nombre très élevé de fonctionnaires et notamment le nombre d'agents. Il dépasse de loin tous les besoins. Certes la Fonction publique n'est pas soumise à des impératifs de rentabilité mais ces agents plombent les budgets des ministères et sont devenus par ailleurs une force non négligeable. Ils ont même pris le pouvoir et imposent leurs choix dans certaines administrations. La sous-traitance, telle qu'elle était appliquée, était inadmissible à tous points de vue mais le traitement de cette question a été une faute historique grave. Il ne fallait pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Sur un autre registre des carrières peu variées, une mobilité réduite (il devient impossible de déplacer un fonctionnaire sans créer un problème) et des coûts de gestion importants ont fait que le fonctionnement de notre administration soit devenu un obstacle à son efficacité. L'inefficacité est le qualificatif qui correspond le mieux à l'administratif. Elle est la conséquence inéluctable des modes de rémunération ou de promotion dans l'administration. L'insuffisance des outils permettant de différencier les carrières et de récompenser les mérites, c'est-à-dire d'être juste et de permettre d'accroître la productivité sont des boulets que trainent tous les responsables qui ont tenté de faire fonctionner autrement l'administration. Cette machine gagne à tous les coups, elle a broyé tous ceux qui n'en acceptaient pas les règles. Tous, sans exception, ont échoué, du moins jusqu'à présent. Parce que nous croyons en une Fonction publique forte, saine, productive, juste, nous disons qu'elle a besoin d'un sérieux lifting. En démocratie, il est intolérable de voir comment est géré l'argent public et se taire. De quel droit permet-on à des milliers de fonctionnaires d'être payés à ne rien faire? Il y aurait tant à faire si on permettait aux responsables une certaine flexibilité. Pire, ceux qui sont payés à ne rien faire sont devenus au nom d'une liberté mal assimilée, la source de problèmes récurrents dans nos administrations. Le réveil sera douloureux. Notre système va s'écrouler et ne pourra pas continuer à assumer ses missions sans une révision en profondeur de ses statuts. Les statuts actuels sont devenus au fil du temps les ennemis des missions de la Fonction publique. Nous sommes en train de reproduire des schémas qui ont conduit à la ruine de grandes puissances. Disons clairement halte au gaspillage des moyens publics sous toutes ses formes, halte aux fonctionnaires inutiles, halte aux promotions en fonction de l'ancienneté, halte aux arrêts maladies de complaisance, halte aux retards quotidiens, il y aurait tant à écrire. Le courage et le patriotisme imposent à tous les Tunisiens et syndicalistes en premier lieu la mise en place urgente d'une réforme de la Fonction publique et une révision de ses statuts pour y inclure réellement les notions de mobilité, de performance, d'innovation, de rémunération selon le rendement et d'engagement pour servir cet Etat qui nous appartient à tous sans exception. Et encore une fois, c'est parce que nous croyons à l'utilité de la Fonction publique que nous voulons qu'elle change. Au passage, et pour réussir ce défi, il faudrait essayer de comprendre pourquoi les responsables tunisiens de l'ENA, du moins ceux dont la compétence est reconnue, n'ont pas réussi à mettre en place les réformes nécessaires? Eux le savent mieux que quiconque, c'est que sans une révision du statut de la Fonction publique et une redéfinition de ses missions un jour ou l'autre les réalités économiques, politiques, nationales et internationales nous rattraperont et il sera alors trop tard pour sauver notre système.