Lotfi Touati : «La situation financière de l'entreprise est catastrophique. L'intention est fort probablement de la privatiser» «La liberté d'expression est un droit humain inaliénable et un objectif essentiel de la révolution du 14 janvier», «Ni droite, ni gauche, nos plumes sont libres», «Une presse libre est une pierre angulaire dans la constitution d'un Etat démocratique », lit-on sur plusieurs pancartes et banderoles brandies par des journalistes, techniciens et collaborateurs de Dar Assabah, réunis hier matin, devant leur institution, en réaction contre ce qu'ils ont convenu d'appeler « Un assassinat graduel de la liberté d'expression après les prémices d'une éventuelle éclosion, grâce au soulèvement populaire des Tunisiens contre la dictature, l'esclavage et le trafic du mensonge». En présence de nombreuses personnalités politiques (présidents de partis et constituants), d'activistes des droits de l'Homme, de certains membres du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), de plusieurs confrères et consœurs venus soutenir une cause commune, mais aussi des forces de l'ordre, ces protestataires ont, à maintes reprises, entonné l'hymne national et d'autres slogans dans le style « l'histoire retiendra les propres et les intègres et maudira les complices de la dictature et les ennemis de la liberté», avant de se regrouper en face du bureau du directeur général, lui lançant, à gorges déployées, le mot-emblème de la révolution tunisienne «Dégage...dégage». Naziha Godhbani et Assia Atrouss, journalistes au quotidien Assabah ont fait remarquer , dans cette perspective, que le fait de nommer des ex-rcédistes au passé louche à la tête des médias publics relève d'une incessante volonté de museler un secteur vital et déterminant dans l'orientation de l'opinion publique. «Malgré la grande mobilisation du personnel et du syndicat de base de Dar Assabah, du Snjt, du syndicat de la culture et de l'information relevant de l'Union générale des travailleurs tunisiens (Ugtt), le gouvernement continue à ignorer nos revendications formulées dans la motion professionnelle parue, hier, sur les colonnes des deux quotidiens de la maison. Cette motion appelle, en effet, à réviser la nomination du président actuel du conseil d'administration, ayant été à l'origine de plusieurs crises vécues par l'entreprise et à mettre un terme aux incessantes menaces et pressions ciblant plusieurs ouvriers. S'y ajoutent consécutivement des revendications ayant trait à la poursuite du projet professionnel et social de la maison entrepris le 11 février dernier, relatif à la récupération des sommes dues à Dar Assabah (1 milliard sept cents quatre-vingt mille dinars) pour en faire bénéficier son personnel, à la régularisation de la situation professionnelle fragile de certains journalistes, techniciens, administarteurs et ouvriers. Parmi les revendications de cette motion, figurent également, l'achat d'une nouvelle rotative, le renouvellement du parc automobile, la poursuite en justice menée par la maison contre ceux qui lui ont beaucoup nui, l'élection d'un rédacteur-en-chef et d'un conseil de rédaction». La révolution des plumes libres est en marche Saida Bouhlel, également journaliste au même quotidien et membre du Snjt, a fait observer, pour sa part, que le sit-in dont il est question est ouvert jusqu'à l'acceptation par le gouvernement de débattre à propos de ces revendications. «Qu'ils retournent la veste qui ne vaut pas plus à l'envers qu'à l'endroit, ou qu'ils refassent l'étalage, nous défendrons sans relâche nos demandes légitimes par tous les moyens possibles. En d'autres termes, en cas de non-réaction de la part du gouvernement, une grève générale sera observée dans tous le secteur à partir du 11 du mois courant». Force est de constater, de surcroît, que les journalistes et techniciens de Dar Assabah s'accordent sur un fait «La révolution des plumes libres est en marche, nul ne lui barrera le chemin. Et les complices du mensonge rouleront, tôt ou tard, dans l'abîme». Ainsi, s'est exprimée Sana Farhat, journaliste au quotidien Le Temps et membre du syndicat des journalistes de Dar Assabah. Pour elle, les incessantes intimidations pratiquées par le gouvernement à l'égard des journalistes ne mèneront nulle part, tant qu'il y a encore des esprits libres avec qui la logique de «nourris les bouches, tu t'accapares des esprits», ne fonctionne pas. «Ce gouvernement qui continue à se moquer du peuple et de ses catégories éclairées, n'a pas encore réalisé que l'on ne peut pas gouverner par la force. Il n'a pas tiré la leçon du régime déchu. Sinon, comment explique-t-on le recours à des anciens rcédistes, corrompus et au passé malpropre, pour gérer les institutions principales de l'Etat ? Le jeu est clair, mais tout gouvernement qui tentera de nous réduire au silence, entendra chez-nous le tocsin de la révolte», a-t-elle égrené. Livrant sa version des faits, le nouveau directeur général de Dar Assabah, Lotfi Touati, a affirmé que les journalistes contestant sa nomination, véhiculent de fausses informations mettant en doute sa formation et sa compétence. «Tous ceux qui me connaissent savent très bien que je suis diplômé de l'Institut de presse et des sciences de l'information. Tout autant que je suis titulaire d'un diplôme d'études approfondies en sciences de l'information, délivré par l'université de Bordeaux». Il a également précisé qu'il n'a jamais essayé d'intervenir dans la ligne éditoriale du journal, sauf qu'il a interdit de publier la motion professionnelle formulée par ses contestataires sur deux pages, dans les deux quotidiens de la maison. «Cela contredit toutes les normes requises», a-t-il réclamé. Sur la même lancée, M.Touati a déclaré que le mouvement protestataire entrepris sans visa légal et sans préparation préalable par le personnel a donné lieu à une certaine anarchie qui a empêché le fonctionnement normal et habituel de l'entreprise. «L'intrusion de certains individus de la société civile au sein de l'entreprise a rendu plus dures les conditions de travail. Et cela n'a fait que nuire à la situation financière de Dar Assabah. D'ailleurs, j'aimerai bien informer tout le personnel de la maison que la situation financière de leur entreprise est catastrophique et que l'intention est fort probablement de la privatiser». Par ailleurs, venue soutenir les journalistes de Dar Assabah dans leur combat pour une presse libre et indépendante, l'avocate et militante de la société civile Bochra Ben Hmida a adressé de vives critiques au gouvernement actuel pour « ses coupables manœuvres visant à soumettre à sa propre volonté le secteur de l'information. «Agir de la sorte, n'est, en rien, surprenant de la part d'un gouvernement non-démocratique, qui, à l'encontre de ce qu'il laisse entendre dans les médias, n'accepte pas la différence et la critique et cherche à se sacraliser. De là, tout acte et toute attitude divergeant avec ses propres convictions et intérêts sont considérés comme un outrage, voire un sacrilège, contre lui. Ce faisant, tout son acharnement contre le secteur de l'information n'est pas fortuit. Car ils savent très bien que la victoire dans la bataille politique est fort tributaire de la bataille médiatique». Un avis partagé par Hamma Hammami, secrétaire général du Parti des ouvriers de Tunisie qui a noté que la libre parole nuit à tout gouvernement non-démocratique. «Les plumes et les voix libres et indépendantes parlant des choses du jour et des vrais soucis de la population et du pays sans préoccupation vile et sans arrière-pensée ne plaisent pas à ceux qui sont là en train de ressemeler des programmes usés. C'est pourquoi ce gouvernement continue à étrangler davantage le secteur. Nous soutenons tout feu tout flamme tous les journalistes dans leur quête d'une presse libre au service de la patrie».