Par Rabaâ BEN ACHOUR - ABDELKEFI Il faisait beau, ce vendredi matin du 7 septembre 2012. La limpidité du ciel et la légèreté de l'air appelaient les croyants au recueillement et l'esthète à la contemplation. La médina dormait encore. Elle, d'ordinaire ombrageuse, repliée derrière ses murs aveugles et le dédale de ses rues, semblait reposer encore, confiante, comme offerte à cette harmonie. Qu'avait-elle à craindre, le vendredi n'est-il pas un jour de communion entre les musulmans ? Mais, 6 heures ont à peine sonné, que le vrombissement de moteurs mal entretenus la tire de son sommeil. Plusieurs dizaines de bus, venus de toutes les régions de Tunisie, déversent sur l'esplanade de la Kasbah hommes, femmes et enfants, avant d'aller, rompus à l'exercice, se ranger le long du boulevard du 9 avril ou sur la place du Leader, offrant une étrange sensation de déjà-vu. Cette foule qui s'étale au pied de la mairie serait-elle donc dispensée de travail ? Aurait-elle sacrifié une journée de salaire? Ou peut-être n'est-elle composée que de chômeurs ? «Zine» serait-il de retour ? s'interrogent les passants. Mêmes bus, même tribune, même embrigadement, même zèle débordant, mêmes bouteilles d'eau, mêmes sandwiches... c'est à en perdre ses repères. On croit aussi reconnaître le même chœur de hurleurs. Mais peut-être n'est-ce qu'une illusion ? Les alliés du RCD ne portaient pas sur le front le signe tangible de leur dévotion. De plus, reconnaissons-le, la symphonie n'est pas la même. Depuis l'Indépendance et jusqu'en janvier 2011, on chantait à l'unisson les bienfaits du régime : un parti, un chef... Les laudateurs ne risquaient pas de se tromper. Aujourd'hui, tel Cerbère, le gouvernement a trois têtes, et le parti au pouvoir, «Ennahdha», ayant engendré toute une génération d'enfants impétueux, au nom singulier mais significatif d'Ikbiss («serre les vis»), balance entre modération électorale et extrémisme congénital et s'empêtre, par conséquent, dans des discours pour le moins contradictoires. En effet, tantôt ouvert et conciliant, le gouvernement se dit prêt à dialoguer avec les partis de l'opposition et la société civile, disposé à faire des concessions et même à consentir certains sacrifices ; tantôt dur et opiniâtre, se proclamant «gardien de la révolution», il menace ses détracteurs et les accuse de n'être que des contre-révolutionnaires, des «résidus de l'ancien régime déchu». Bref, un ramassis de fonctionnaires et d'hommes d'affaires corrompus, à la solde de l'ancien régime. En janvier, puis en février 2011, on s'en souvient encore, la place du gouvernement, à La Kasbah, fut livrée à des milliers de manifestants qui arrivaient par vagues successives des régions les plus déshéritées du pays. Pleins d'ardeur, plein de vie, ceux-là étaient mus par l'espoir de vivre enfin de leur travail, dans la dignité et la liberté. Outre les revendications sociales au nom desquelles a éclaté la révolution, les sit-inneurs réclamaient la démission du gouvernement provisoire, le démantèlement du RCD et une nouvelle Constitution. Le RCD est dissous, la constituante élue et les membres du gouvernement et du parti de Ben Ali en sont écartés. Mais les revendications sociales, elles, ne cessent de s'amplifier. La colère et la violence résonnent encore dans le pays. On y répond en pourchassant les présumés fauteurs de troubles: les journalistes et les opposants de tout acabit, partis politiques ou simples citoyens contestataires. On accuse les uns d'impiété, les autres de corruption et l'on exhume des tiroirs un répertoire composé de ces périphrases redondantes fort en vogue dans la Chine maoïste et de vocables et de concepts si chers à l'Espagne franquiste. «Epuration !», voilà ce que scandent aujourd'hui devant les locaux des médias et sur les places publiques des manifestants qui semblent totalement ignorer le poids dont l'histoire a chargé ce terme. On a voulu épurer des races et l'on a massacré des ethnies, on a voulu épurer des religions et l'on a massacré des croyants, on a voulu épurer les révolutions des contre-révolutionnaires et l'on a fait tomber les têtes des révolutionnaires. Quand la guillotine se met en marche, elle ne s'arrête plus. «Ikbiss» que parrainent et animent certains membres du gouvernement et élus de l'ANC, M. Lotfi Zitoun et Habib Ellouze en l'occurrence, s'est fixé la double et paradoxale tâche de soutenir et contester le gouvernement tout à la fois. Elle serait, en termes religieux, sa conscience. Mais, censée n'être là que pour lui rappeler ses manquements à ses promesses, son laxisme quant aux traitements des dossiers dits sensibles, tels que la justice transitionnelle, l'emploi, la sécurité, la salubrité publique, l'environnement, la santé et l'éducation, etc., Ikbiss ne cache pas ses visées idéologiques et politiques: elle tient des prières collectives sur les places publiques -exercices religieux interdits au demeurant par le ministère des Affaires religieuses-, lance des appels réitérés à la violence contre journalistes, militants et personnalités politiques dont elle a préalablement dressé la liste, et s'emploie, au moyen de manifestations et regroupements massifs, à prétendre à une légitimité populaire qui justifierait le châtiment de tout opposant. Ennahdha est en train de remonter une machine infernale : la répression. Mais il risque fort d'être à son tour pris dans les rouages de celle-ci et de compter aussi au nombre de ses victimes.