Par Abderrahmane YAALAOUI* L'actualité internationale a été marquée ces dernières semaines par le tollé provoqué par le film anti-islam produit aux Etats-Unis. Les réactions à ce film ont fait des dizaines de victimes de par le monde. S'il n'est pas question de porter la responsabilité de ce film au gouvernement des Etats-Unis, encore moins au peuple américain, il est cependant évident que le gouvernement américain aurait pu éviter une telle tragédie en empêchant la production et la diffusion de ce film, au lieu de se contenter de demander simplement à Google de retirer le film de son site internet (demande d'ailleurs refusée par la firme en question). D'autant plus qu'on remarque clairement, ces derniers temps, en Occident, une politique de «deux poids deux mesures » concernant la liberté d'expression et les atteintes aux religions et aux communautés. Si les offenses à l'Islam sont tolérées au nom de la liberté d'expression, en revanche, les offenses à d'autres croyances ou communautés (surtout la communauté juive) ne sauraient être admises même au nom de cette liberté fondamentale. Que peuvent donc faire les pays musulmans face à cet état de fait ? I Une politique de deux poids, deux mesures 1) La tolérance à l'égard des offenses à l'Islam Les offenses à l'Islam et aux musulmans se sont multipliées ces dernières années en Occident. Toutefois, elles demeurent permises au nom de la liberté d'expression. Ainsi, en 2006, un journal danois publia des caricatures jugées offensantes à l'égard de l'Islam et de ses symboles. Bien que cette publication ait suscité de nombreuses réactions (dont d'importantes manifestations) dans le monde musulman, on invoqua comme d'habitude la liberté d'expression. Pis, d'autres journaux européens, par solidarité avec le journal danois, ont eux aussi republié les caricatures (dont d'ailleurs Charlie Hebdo). Au lieu d'être condamné à cause de ces offenses gratuites, le caricaturiste danois, auteur des caricatures, a eu droit aux honneurs et a été même décoré par la Chancelière allemande Angela Merkel. Six ans plus tard, c'est un film produit aux Etats-Unis, et dénigrant la religion islamique, qui provoqua de vives réactions dans le monde islamique. Le gouvernement américain, tout en condamnant ce film, a, comme on l'a déjà évoqué, eu une réaction molle en demandant seulement au site qui héberge le film de le supprimer. Le gouvernement des Etats-Unis indiqua que la liberté d'expression aux Etats-Unis l'empêchait de pouvoir ordonner la suppression du film de la Toile. Dans la foulée de l'événement, l'hebdomadaire français Charlie Hebdo récidive et publie de nouveau des caricatures offensant l'Islam. Comme d'habitude, le gouvernement français ne put intervenir, appelant seulement «à l'esprit de responsabilité de chacun» (dixit Jean-Marc Ayrault). Beaucoup plus tôt, en 1988, un écrivain britannique d'origine indienne, Salman Rushdie, publia un livre, Les Versets sataniques, jugé offensant envers l'Islam. L'écrivain en question, menacé de mort par une fatwa iranienne, a eu droit à la protection des pays occidentaux, et a été même honoré par le Parlement français, où il fut invité à prononcer un discours. De même, en Grande-Bretagne, il fut anobli par la Reine Elisabeth II. Non contents d'héberger et de protéger les pseudo-artistes qui s'en prennent gratuitement aux croyances des autres, toujours au nom de la sacro-sainte liberté d'expression, les pays occidentaux vont même souvent jusqu'à les honorer. Qu'en est-il maintenant de ceux qui, pensant jouir de la même liberté d'expression, mettent en cause des croyances ou des mythes jugés infaillibles en Occident ? 2) Une extrême sévérité à l'égard des mises en cause d'autres croyances Si le gouvernement américain s'est contenté d'appeler à la suppression du film anti-islam d'internet, sa réaction fut autrement plus énergique, quand, quelques années plus tôt (en 2002 exactement), un feuilleton égyptien (Cavalier sans monture, avec comme principal acteur Mohamed Sobhi) évoquait les fameux protocoles des sages de Sion. Le secrétaire au Département d'Etat américain (Colin Powell) demanda à l'Egypte de ne pas diffuser le feuilleton en question, et des pressions furent exercées sur l'Egypte en ce sens. Pourtant, le feuilleton (qui fut finalement diffusé sur la télé égyptienne, mais à une heure tardive de la nuit, semble-t-il à cause des pressions américaines) n'offensait aucunement la religion juive. Le gouvernement américain a oublié pour un temps la liberté d'expression. Quelque temps plus tard, une chaîne de télévision libanaise (Manar TV) fut interdite de diffuser ses programmes en France et sur les satellites européens. Le Conseil d'Etat, pourtant considéré jusque-là comme une instance protectrice des droits et libertés, prononçait l'interdiction de diffuser (le 13 décembre 2004) à cause de prétendus programmes antisémites. La liberté d'expression, encore une fois, brilla par son absence. Dans les années 1990, une loi (loi Gayssot) votée en France incrimina les contestations de l'Holocauste, considéré comme une vérité historique. Cette loi, pourtant clairement contraire aux principes de la liberté d'expression et de la libre recherche scientifique, fut pourtant promulguée. Les négationnistes deviennent ainsi coupables pénalement. Le philosophe français Roger Garaudy en fit les frais. A cause de son livre « Les mythes fondateurs de la politique israélienne », dans lequel il remet en cause certains détails de l'Holocauste, il fut condamné pénalement le 27 février 1998 (outre les nombreux matraquages médiatiques et les accusations d'anti-sémitisme). Ni le caractère scientifique de l'ouvrage, ni la brillante stature de son auteur (grand philosophe et écrivain) ne lui furent d'aucun secours. Beaucoup plus récemment, un enseignant universitaire français, Aymeric Chauprade, publia un ouvrage de géopolitique (Chronique du choc des civilisations, 2009) dans lequel il remit en cause la théorie officielle sur le 11 septembre, insinuant que c'était plutôt un complot israélo-américain. Il fut immédiatement renvoyé de son poste au Collège interarmées de défense sur décision du ministre de tutelle, Hervé Morin (cette décision a été cependant annulée par la justice administrative). Là aussi, la liberté de recherche universitaire et la liberté d'expression prirent un sérieux coup. En Allemagne, un poète allemand, prix Nobel de littérature, Günter Grass, suscita une grande polémique à cause d'un poème dans lequel il critiquait le programme nucléaire israélien. Même les poètes se trouvent gênés s'ils évoquent des sujets qui dérangent ! D'autres artistes furent aussi mis à l'index. L'humoriste français Dieudonné en sait quelque chose. A cause de prétendues positions antisémites, Dieudonné fut boudé par les médias français, condamné plusieurs fois par la justice française, et ses spectacles furent maintes fois interdits par les autorités locales (toutefois, certaines de ces décisions furent annulées par la justice administrative, permettant aux spectacles de se dérouler). D'autres communautés que les juifs ont pu défendre ardemment leurs mythes. Ainsi, le 23 janvier 2012, en France, une loi de criminalisation de la négation du génocide arménien a pu être votée. Elle est le résultat des pressions de la diaspora arménienne et du poids électoral des Arméniens. Toutefois, cette loi fut censurée par le Conseil constitutionnel. Mais le fait que cette loi ait été adoptée au Parlement montre le peu de poids de la liberté d'expression face aux intérêts politiques. Tout récemment, en Grèce, un homme fut condamné à la prison pour avoir publié sur Facebook des dessins jugés offensants à l'égard d'un moine chrétien. Le contraste est ainsi très clair entre le sort réservé à ceux qui offensent gratuitement l'Islam et le sort de ceux qui osent s'en prendre à d'autres croyances ou mythes, fussent-ils non religieux. Quelles sont les solutions que peuvent envisager les pays musulmans pour que ces offenses ne se répètent plus ? II Les solutions à adopter Deux types d'action pourraient être envisagés, d'abord sur le plan du droit international, ensuite sur le plan du droit interne des Etats. 1) Sur le plan du droit international Sur ce plan, les pays musulmans peuvent certainement faire quelque chose. S'ils usent de leurs leviers de pression (énergie, finances, emplacement stratégique), ils arriveront certainement à un résultat. Le mieux à faire dans ce genre de situation est de faire pression pour l'adoption d'une résolution internationale criminilisant l'atteinte aux religions. Cette résolution pourra être issue tant du Conseil de sécurité (puisque ces atteintes peuvent menacer en fait la paix et la sécurité mondiale) que de l'Assemblée générale des Nations unies (qui est d'ailleurs réunie actuellement). Les pays musulmans peuvent envoyer une forte délégation pour obtenir une telle résolution et il est possible qu'ils obtiennent gain de cause. Toutefois, l'adoption d'une résolution par le Conseil de sécurité est fort peu probable, et les résolutions de l'Assemblée générale de l'ONU ne sont pas contraignantes. Aussi, la réception du droit international par les normes de droit interne des Etats est un processus long et compliqué, et pose de nombreux problèmes d'application. Il convient dès lors de coupler cette action par une autre, probablement plus efficace, en agissant sur le plan du droit interne des Etats. 2) Sur le plan du droit interne des Etats Sur ce plan, les pays musulmans, outre le fait d'ester en justice contre les auteurs des offenses (ce qui a été déjà fait, notamment par les communautés musulmanes vivant en Occident), peuvent faire pression pour l'adoption de lois, qui, à l'instar de la loi Gayssot ou de la loi sur le génocide arménien, incrimineraient l'atteinte aux religions. Cela n'est pas impossible vu le poids électoral des musulmans dans les pays occidentaux, qui dépasse nettement celui des Arméniens et celui des juifs (à titre d'exemple, en France, le poids électoral des musulmans et d'environ 4 millions d'électeurs, soit 9 % de l'électorat, contre 400 000 électeurs arméniens et 300 000 électeurs juifs). Les Etats musulmans doivent organiser leur diaspora dans les pays occidentaux afin d'en faire une force économique et électorale sur laquelle ils peuvent compter, et qui pourra efficacement faire pression sur les gouvernements et sur les élus. Surtout que les hommes politiques sont généralement très soucieux de leur réélection. Que les musulmans continuent de subir régulièrement des offenses à leur religion n'est certainement pas une fatalité. Les pays musulmans peuvent agir collectivement pour tenter d'endiguer ce phénomène. En ont-ils les moyens ? Il ne fait aucun doute. En ont-ils la volonté ? Toute la question est là. *(Doctorant en droit public)