Par Raouf SEDDIK La question de savoir si la levée de boucliers à laquelle on a assisté, à l'annonce des ennuis judiciaires auxquels a eu à faire face la jeune fille violée par deux policiers, est un réflexe sain de la part de la société civile ne se pose même pas. La réponse est évidemment oui. Mais cette question ne devrait pas nous en cacher une autre, qui est la suivante et qui n'est pas de moindre importance : suffit-il de se mobiliser de la sorte pour créer les conditions qui permettent aux victimes de ne plus se taire à l'avenir ? Une question qui a d'autant plus de sens que la victime d'un viol est souvent tentée par le silence, non pas seulement parce qu'elle est terrorisée en raison de ce qui vient de lui arriver ou parce qu'elle redoute le regard d'autrui une fois qu'elle aurait parlé, mais aussi parce que le viol représente pour la victime une lésion durable et profonde de l'image de soi, aussi bien sur le plan social que sur le plan intime. C'est pour cette raison qu'un accompagnement psychologique est souvent prévu afin de l'aider à surmonter la blessure morale, à se débarrasser du sentiment d'impureté... Il n'est donc pas vrai que la peur du violeur soit la seule raison qui pousse au silence : il y a aussi le pressentiment d'une situation tout à fait ingérable face à quoi la réaction la plus immédiate est de tout enfouir dans l'oubli. Ce qui, bien entendu, n'est qu'une solution en apparence : en réalité, c'est bien plutôt le début du mal, car un traumatisme refoulé, non reconnu, produira des dommages d'autant plus graves sur l'équilibre psychologique de la victime que toute possibilité de dépassement est ôtée de cette manière... Seul le mal regardé en face peut en effet être dompté. Mais la tentation du silence n'a rien d'irrationnel : elle indique, d'un certain point de vue, une connaissance obscure, mais certaine, sur le fait qu'il ne suffit pas de parler pour se tirer d'affaire. C'est pour cela que pousser une victime à raconter sa mésaventure alors qu'elle n'y est pas disposée, ou pas prête, ou qu'elle ne se rend pas bien compte des conséquences de sa «surexposition», peut constituer un second viol... Les médias, assoiffés de sensationnel, devraient s'en souvenir et savoir ne pas se rendre, par leur zèle, complices parfois d'une violence qu'ils prétendent dénoncer. Plus que le scandale fait aux violeurs et à ceux qui se croient bien inspirés de chercher à les couvrir, ce qui peut favoriser les victimes à briser le silence, c'est l'assurance que les chances de la réparation de soi sont réelles, et la pensée que le fait de parler n'est qu'un premier pas sur cette voie, dont les pas suivants ne seront pas entravés, jusqu'à la guérison totale... C'est le fait de savoir que la culture de notre société ne lâche pas les personnes au-delà du moment de l'émotion et de l'indignation qui fait suite à la révélation, mais qu'elle a à cœur qu'elles soient réhabilitées dans leur être profond. Sommes-nous capables d'offrir cela ? La prudence et la modestie dictent ici de répondre par le doute. L'accompagnement des victimes, pas seulement de viol mais de toute forme de violence, est un savoir-faire qui ne s'improvise pas : il s'acquiert. Et l'un des enseignements de cet épisode dont nous sommes partis dans cette «Question de savoir» — et qui commence à être supplanté par d'autres sujets à la Une des journaux – c'est que la question de l'accompagnement psychologique doit faire désormais partie de nos préoccupations... Si du moins nous tenons à ce que les manifestations de solidarité à l'égard de ceux de nos concitoyens qui sont lésés ne soient pas des manifestations marquées du sceau de la superficialité et de l'inconsistance.