Par Soufiane BEN FARHAT Encore une fois, le cafouillage au sommet de l'Etat démontre l'immaturité caractérisée de l'establishment politique tunisien. Deux partis de la Troïka gouvernante (Ennahdha et le CPR) ont décidé de boycotter le Congrès du dialogue national organisé hier à l'initiative de la centrale syndicale, l'Ugtt. Pourtant, plus de cinquante partis politiques, une vingtaine d'organisations de masse et d'associations et plusieurs personnalités nationales y ont pris part. Idem pour le chef de l'Etat, le chef du gouvernement et le président de l'Assemblée constituante. Encore une fois, les calculs de boutiquier l'emportent. Même si, à l'annonce de l'initiative de l'Ugtt à la mi-juin, toutes les composantes de la Troïka avaient réagi favorablement. Mais les spéculations et les étroites considérations de chapelle ont fini par l'emporter auprès d'Ennahdha et du CPR. Lequel fait montre, depuis quelque temps, d'un suivisme pro-nahdha à toute épreuve. A bien y regarder, la révolution tunisienne ressemble sous bien des aspects à la révolution mexicaine d'il y a un siècle. Les armées de Pancho Villa et d'Emiliano Zapata avaient détruit le pouvoir du dictateur Diaz et de son successeur Huerta. Mais tous les deux échouèrent à fonder un nouvel ordre social au Mexique. Lors de leur rencontre historique, fin 1914 à Mexico, Pancho Villa et Emiliano Zapata célébrèrent leur union mais faillirent à mettre sur pied la machine politique capable de gouverner le pays. Selon Edgcumb Pinchon, «Pancho Villa et Emiliano Zapata non seulement refusèrent toute fonction officielle, mais se sentirent impuissants à faire autre chose que donner momentanément leur caution à la formation d'un gouvernement révolutionnaire. Cependant, aucune personnalité n'apparut qui eût l'envergure d'un président. Au sommet du palais national pendait un panneau désenchanté : «On cherche un honnête homme». Chez nous, on est bien loin d'avoir des hommes de la trempe de Villa ou de Zapata, chefs révolutionnaires armés. Mais le panneau désenchanté est là. Et il dit toutes les trajectoires navrantes de nos leaders abîmés dans leurs claustrations respectives. Le pouvoir est géré d'une manière féodale. La logique du fief, l'esprit de clocher l'emportent. D'où la fragmentation de la politique et de la chose publiques en féodalités isolées les unes des autres et jalouses de prérogatives diminuantes à défaut d'être intégrantes. Cela explique le télescopage généralisé au sein de la Troïka gouvernante, elle-même aux prises avec les autres composantes de l'échiquier politique. Ceci sans parler des divisions verticales au sein des trois composantes de la Troïka proprement dites. On comprend qu'à force de guerroyer les uns contre les autres, les protagonistes soient prisonniers de logiques sourdes et irrémédiablement solipsistes. D'où cet air d'inachevé sur fond d'inconsistance notoire qui imprègne ceux de nos partis politiques qui tiennent le haut du pavé. D'où aussi la persistance des rapports de suzeraineté et de fidélités et allégeances fondées sur les intérêts et prébendes. C'est ce qui caractérise notamment les rapports respectifs du CPR et d'Ettakatol avec Ennahdha. Il ne s'agit point de partenaires à part entière. Mais bien plutôt d'un chef et de ses auxiliaires, supplétifs au besoin. L'histoire retiendra qu'avec la Troïka, on a raté une occasion privilégiée de souder une vraie alliance de partis présidant à un pouvoir équilibré, efficient et fédérateur. En revanche, la Troïka a fini par imploser en un perpétuel duel à trois. Un duel à armes inégales et où chaque protagoniste est, qui plus est, aux prises avec ses propres démons internes de la désunion et de la scission. Le ratage du rendez-vous privilégié du Congrès du dialogue national en est une illustration on ne peut plus éloquente.