Déhanchement, coup de talon répété sur le sol, virevolte du corps tout entier : à quel moment un mouvement devient-il danse ? D'où provient cet élan voluptueux qui se saisit des membres et qui les entraîne ? La danse fait partie de notre quotidien et il y a longtemps que les hommes ont acquis une certaine science des sons qui suscitent en nous l'envie irrésistible de nous trémousser et de frétiller. Pourtant, cette science n'a pas toujours existé. Il a bien fallu au début qu'il y ait tâtonnement... Est-ce toujours les sons qui ont produit en nous les premières sensations d'ivresse? Non, le contraire a fonctionné aussi. Il y a eu des ivresses qui ont inspiré des sons : échos sonores de pulsations intérieures. Parfois, cette musique rythmée n'est rien d'autre que l'expression d'un besoin éprouvé de témoigner d'un événement tout intérieur... Ou de le prolonger. Et les gestes viennent alors en même temps que les sons : les précèdent même... Comme s'ils répondaient à une musique inaudible, celle-là même qui agite le cœur en secret. Les danses sacrées, que l'on retrouve dans presque toutes les religions, relèvent au moment de leur naissance de cette danse primordiale, de cette danse qui n'est pas soutenue, ni par le chant ni par quelque instrument. Elles correspondent à un désir de réponse, individuelle ou collective, face à une joie vécue, non comme un événement surgi de nulle part au fond de soi, mais comme un don reçu. En ce sens, les premières danses sont essentiellement une manifestation d'adoration. Elles peuvent être spontanées mais, dans la vie communautaire, elles deviennent encadrées par les hommes de religion qui ont le souci de les faire s'accorder à la représentation du divin. En tant que réponses, les danses vont désormais se soumettre, non seulement à un accompagnement vocal et instrumental, mais aussi à une chorégraphie. C'est la raison pour laquelle, dans les anciennes religions qui ont développé une théologie astrale par exemple, certaines danses miment la course des étoiles dans le ciel selon un plan prédéfini. C'était, par exemple, le cas en Egypte ancienne. Mais il existe tellement d'autres façons qui permettent de satisfaire le besoin de rendre hommage aux divinités tout en consacrant les croyances locales. En Inde, les récits qui racontent les épopées des dieux sont narrés par des danses, selon une technique qui a fini par être très minutieusement codifiée. Les danses sacrées, prises en charge par une logique liturgique, se soumettent à des règles strictes. Ce qui pourrait suggérer qu'elles aient tourné le dos à cet élan de gratitude que nous avons évoqué comme le point de départ de la danse en général. Or, ce n'est pas tout à fait vrai : les pratiques religieuses ont à cœur de reproduire ce mouvement spontané de l'âme, de laisser advenir une forme d'ivresse, qu'elles recréent de façon artificielle. Là où la danse tient à rester fidèle à ses impulsions natives, sans se soumettre au travail scénographique et chorégraphique imposé par la religion et ses codes, elle ouvre un second chemin qui est celui de la danse profane : une danse qui a alors ses saisons, comme celles des récoltes, moment de réjouissance par excellence. La vie paysanne a produit, à travers les continents, des danses qui n'avaient leur cachet propre que par la force d'une habitude, et non pas du tout en raison d'une symbolique religieuse à laquelle elle devait s'accorder. Mais il est vrai en même temps que la frontière entre le sacré et le profane n'est pas toujours très claire. Les Dionysies, chez les anciens Grecs, illustrent l'exemple de danses sacrées qui avaient un fort enracinement dans la vie de la terre, dans le cycle des saisons et le retour du printemps... Elles cumulaient dans leurs festivités des gestuelles qui évoluaient vers la transe mais, dans le même temps, d'autres qui donnaient lieu à un jeu théâtral très élaboré, dans le cadre des représentations tragiques. Car la tragédie grecque, le sait-on, avec sa vocation à exprimer une sagesse religieuse profonde et universelle, s'inscrit dans les célébrations dionysiaques du retour de la vie : fêtes de l'équinoxe du printemps, que l'on retrouve ailleurs ! A travers ce rapprochement du sacré et du profane au sein du jeu de la danse, s'accomplit quelque chose de critique mais en même temps de nécessaire. Chacune des deux danses se ressource en l'autre et se préserve de ses propres excès : la danse sacrée du risque de sa cristallisation autour de ses codes et la danse profane de celui de son enfermement dans le caractère local de ses coutumes... Car, c'est connu, toute fête a besoin de deux choses : la fraîcheur d'une sève qui lui vient de la terre, et l'ouverture vers l'infini qui lui vient du ciel.