Par Nejib OUERGHI La grève générale unanimement observée par les journalistes tunisiens, le 17 octobre dernier, à l'appel du Syndicat national des journalistes tunisiens, a revêtu une grande symbolique. Un événement inédit qui marque définitivement la délivrance des médias tunisiens. Jamais, depuis l'indépendance du pays, les journalistes tunisiens ne s'étaient sentis aussi investis d'une mission, aussi déterminés à défendre leur liberté et aussi affranchis du pouvoir, qui les avait longtemps instrumentalisés, asservis et marginalisés. Cette grève, la première que les journalistes tunisiens ont respectée religieusement, a fourni une certitude : il est désormais impossible de faire machine arrière en matière de liberté d'expression dans notre pays et de voir les médias tomber, de nouveau, dans l'escarcelle du pouvoir. Un signal fort, également, traduisant la prise de conscience collective des journalistes de leur mission d'informer et d'éclairer objectivement l'opinion publique, de leur influence et de leur statut. Elle a montré, surtout, l'engagement des journalistes à se constituer en un contre-pouvoir qui ne peut servir aucun agenda, aucune partie, excepté la quête de la vérité et le devoir d'informer. Cette grève a permis, enfin, de parler de la Tunisie un peu partout dans le monde véhiculant l'image d'un pays en mouvement et de journalistes qui ne désespèrent pas dans le combat qu'ils mènent pour le respect de leur dignité et la promotion d'une presse libre, indépendante et professionnelle. Une image qui est, au demeurant, plus valorisante et moins inquiétante que celle que ne peut révéler la violence politique qui commence à menacer son unité et sa sécurité. La journée du 17 octobre a prouvé que le processus engagé par les journalistes et leurs structures de représentation a été, à la fois, juste et fondé. La décision prise dans la foulée par la Troïka est propre à décrisper un peu la relation entre le gouvernement et les médias, jusque-là tendue et empreinte de doute et de manque de confiance réciproque. Le fait d'activer rapidement les décrets 115 et 116 portant respectivement sur un nouveau code de la presse non liberticide et prévoyant la création d'une Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica), est un signal positif en lui-même. Il doit être suivi d'autres actions concrètes et efficaces pour restaurer la confiance. En tout cas, cette décision permettra certainement aux journalistes, taxés de tous les maux et de toutes les tares, de travailler selon un référentiel clair et un cadre organisé qui les éloignent du flou qui a longtemps prévalu. La mobilisation des journalistes le 17 octobre 2012 a mis en lumière le poids et le rôle importants impartis aux médias publics dans le processus de transition de la Tunisie vers la démocratie. Ces derniers, à travers leur diversité, leur complémentarité, la qualité de leurs ressources humaines, sont en mesure de rendre irréversible la liberté d'expression et de promouvoir une presse crédible, indépendante et libre. La Tunisie n'en sera que gagnante. A travers sa presse, elle acquerra une forte immunité contre toute forme d'arbitraire et elle permettra à son peuple d'être constamment averti, informé et alerte. La semaine qui vient de se terminer a vu, par ailleurs, une sorte d'accélération des événements. La phobie apparue à propos de la date du 23 octobre 2012, supposée marquer la fin de la légitimité des institutions nées des élections organisées un an auparavant, a poussé la Troïka à dévoiler précipitamment sa feuille de route sur les prochaines échéances politiques à l'effet de sécuriser les Tunisiens et l'opinion publique internationale, et de mettre un terme au doute et à l'attentisme. Toutes les annonces faites avant la tenue de la conférence de dialogue national parrainée par l'Ugtt sur la date des prochaines élections, sur le choix du régime politique, l'organisation de la justice, la mise en place de l'Instance supérieure indépendante des élections...ont été différemment appréciées. Elles ont permis certes d'atténuer la tension et la peur sans pour autant chasser définitivement certaines appréhensions et quelques doutes. A l'évidence, les événements tragiques que vient de connaître Tataouine ont montré la fragilité du pays et les périls qu'il continue à courir par l'émergence d'une nouvelle donne dans le vécu quotidien du Tunisien : la violence politique. Une menace qu'il faut prendre au sérieux dans la mesure où ses manifestations ne cessent de prendre de l'ampleur, de se diversifier et de se profiler en menace pour l'unité du pays, sa stabilité et sa sécurité. La mort lors de ces incidents du coordinateur de Nida Tounès dans la région, qualifiée «d'assassinat politique», laisse pantois. Si le phénomène n'est pas vite jugulé et combattu à la racine, c'est le processus de transition de la Tunisie vers la démocratie qui sera hypothéqué, sa sécurité et son unité pourront en pâtir et son développement gravement obéré. Combattre cette violence aveugle, dont les auteurs entendent remettre en cause le modèle de société, les fondements de l'Etat civil et les principes qui sont à la base de la révolution du 14 janvier 2011, devient une question de toute urgence. Une priorité même. Les exemples ont montré qu'il est difficile pour les pays qui ont sombré dans de graves cycles de violence politique de recouvrer facilement leur unité, leur stabilité et d'engager de façon optimale des actions en profondeur pour assurer un développement soutenu et soutenable. Savoir retenir les enseignements des expériences des autres revêt une importance cruciale. Les propos de Paul Valéry estimant que «l'Histoire justifie ce que l'on veut. Elle n'enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout», restent d'une grande actualité. A méditer!