Après des mois de tensions qui ont fini en véritable bras de fer entre les médias et le gouvernement de coalition, la grève générale des journalistes observée en ce mercredi 17 octobre a marqué l'un des moments forts du processus démocratique entamé au lendemain du 14 janvier... Raisons, impact et portée d'une journée de résistance en Tunisie. Une journée sans information, qui n'a pas manqué de ressusciter, pour un temps, l'équilibre des forces entre le pouvoir et le contre-pouvoir inégalé que constituent les médias... Plusieurs fois ajournée dans l'espoir d'une négociation porteuse avec le gouvernement de la coalition autour des principales revendications de la profession, la grève générale des journalistes tunisiens a fini par avoir lieu. Observé, selon les estimations du Snjt, par 90% du corps de métier, ce mouvement a porté un double message: celui d'une unanimité et d'une solidarité jusque-là improbables au sein de la profession et d'une requête vitale qu'est l'indépendance des médias. Mobilisation intense, grande émotion, slogans pertinents, soutien des partis démocrates, de la société civile, des artistes et intellectuels, le tout avec la complicité inouïe de la rue et de l'opinion... Ce sont un peu les conditions et l'ambiance dans lesquelles s'est déroulée cette journée sans information qui augure, pour certains observateurs et représentants d'organisations internationales et régionales de journalistes présentes à l'occasion, d'un «début de printemps des médias en Tunisie... ». Loin de partager cet optimisme, les journalistes mobilisés dans le syndicat et débordant en flux continu sur l'avenue des Etats-Unis, conviennent, à ce stade et d'une même voix, des raisons de leur colère : «La grève d'aujourd'hui n'a pas été décidée hier. Elle découle d'une longue traversée d'incompréhensions, de violences physiques et verbales, d'attaques ciblées et délibérées, de cycles de querelles et de ruptures, enfin et surtout d'une volonté politique manifeste de contrôler et d'asservir les médias sous le masque d'un dialogue biaisé...» Une profession en cause La cause de la mobilisation du 17 octobre remonte en effet à plus loin. Outre le lourd héritage de plus de cinquante ans de soumission, la profession, à peine émancipée, a dû rapidement se confronter à une tout autre réalité. Entre le 14 janvier 2011 et le 23 octobre 2012, avec le passage d'une première transition consensuelle à une seconde transition bénie à l'onction du suffrage, les journalistes tunisiens ont réalisé la portée du risque encouru. En l'absence d'une tradition démocratique, d'une culture de la libre expression, d'un exercice médiatique émancipé du lien au pouvoir et dûment légiféré, d'une compréhension du vrai rôle des médias chez les nouveaux gouvernants et une partie de l'opinion, le risque s'est de jour en jour agrandi et concrétisé quant à l'extrême fragilité de la liberté fraîchement acquise. Confronté sans grands moyens aux difficultés économiques, sociales et politiques du pays, le gouvernement provisoire de la Troïka a de sitôt manifesté une frilosité inattendue à l'égard des médias. Un télescopage de représentations et d'intérêts n'a pas tardé à s'exprimer entre les deux pouvoirs. Le premier voulant enrôler le quatrième dans son action, sous peine de taxer l'indépendance des journalistes et leur liberté de ton de trahison envers la nation. Le quatrième s'attachant plus que jamais à ses nouveaux territoires de contre-pouvoir. Résultat : les déclarations des responsables de la Troïka se multiplient, où les médias sont diabolisés et les journalistes pointés du doigt. Suite logique à une campagne de dénigrement des politiques, une opinion acquise s'est aussitôt exprimée, manifestant, brandissant ses slogans, occupant les parages du siège de la Télévision nationale. Des journalistes sont attaqués en cours d'exercice, des locaux de radios régionales sont envahis... Et au bout de quelques querelles, la rupture est consommée doublée d'une crise de confiance partagée. Des responsables de médias publics sont nommés sur des décisions unilatérales du gouvernement qui ne respectera même pas le principe de concertation avec les représentants de la profession. Un appel à verrouillage doublé de fausses négociations Appelant le gouvernement à passer à la vitesse supérieure, notamment en matière de verrouillage des médias, la dernière campagne Ikbiss viendra rallumer le conflit pendant que des négociations s'entamaient entre des conseillers du gouvernement et les principaux syndicats de la profession. Négociations étalées en sessions plusieurs fois suspendues, les conseillers désignés s'étant vite révélés en marge de la sphère de décision. Les questions à l'ordre du jour seront indéfiniment ajournées. Il y est notamment de la révision des nominations unilatérales de responsables de médias, l'activation des décrets-lois 115 et 116 et la création des instances de régulation, la refonte du décret-loi organisant le droit d'accès à l'information... Autre requête non entendue: les éléments d'archives fondant les critères d'élaboration d'une liste noire des journalistes affiliés à la police politique et impliqués dans la propagande de l'ancien régime. Données d'autant plus indispensables pour le syndicat des journalistes tunisiens que le gouvernement joue à les utiliser, au gré des circonstances comme une épée de Damoclès, faute d'engager un processus solide et indépendant de justice transitionnelle... Ce sont à peu près ces chemins mais bien d'autres aussi qui ont mené à la grève du 17 octobre. Le sit-in et le calvaire indéfiniment prolongé des journalistes grévistes de la faim de Dar Assabah ont été d'un grand concours et d'un premier front dans la mobilisation. Un jour sans information et après...? Mercredi 17 octobre, une journée sans information mais sur le thème du droit à l'information à travers les médias audiovisuels et la presse en ligne. Jeudi 18 octobre, dans les kiosques, des titres non parus et des éditions réduites et concentrées sur l'évènement... Mais l'évènement pour les journalistes mobilisés n'a de sens que dans la suite qu'il aura. La grève n'était aucunement une fin en soi et encore moins l'achèvemaent d'un processus. La décision d'activer les décrets 115 et 116, annoncée mercredi soir dans un communiqué du gouvernement suivie de l'annonce encore officieuse du limogeage du directeur général de Dar Assabah, marquent pour la profession un début de déblocage qui devra aussi passer par la constitutionnalisation sans limites ni réserves de la liberté d'expression, le maintien du principe de l'indépendance des médias de service public face au gouvernement... A l'intérieur même de la profession, l'heure est par ailleurs à l'autocritique et la réorganisation. Beaucoup de salles de rédaction n'ont pas encore réalisé la responsabilité éditoriale qu'impose la transition démocratique. La déontologie, la redevabilité, l'objectivité, la qualité professionnelle et la cohérence éditoriale n'ont, avant tout, de consistance que dans le travail d'équipe et la concertation au sein même des rédactions.