Deux événements ont marqué la vie nationale au cours de la semaine dernière. Les incidents sanglants survenus à Bir Ali Ben Khalifa dans la région de Sfax et la décision du gouvernement de renvoyer l'ambassadeur syrien. On épiloguera longtemps sur ces deux événements qui ne semblent guère rassurer les Tunisiens sur la capacité d'anticipation des nouveaux gouvernants ni sur leur aptitude à prendre des décisions réfléchies tenant compte des intérêts du pays. Ils sont venus ajouter à leur crainte de voir leur pays déstabilisé à partir de l'étranger par des éléments stipendiés par la nébuleuse d'Al Qaïda et satellisé par d'autres Etats aussi puissants soient-ils. On savait déjà que, depuis le déclenchement de la révolution, nos frontières n'étaient pas à l'abri d'infiltrations de groupes armés. On savait aussi que le climat d'insécurité qui sévissait dans le pays était propice à toutes sortes de trafics y compris celui d'armes. On savait, enfin, que le terrorisme pouvait frapper à n'importe quel moment, n'importe où et n'importe comment. Et bien que l'identité du groupe de Bir Ali Ben Khalifa n'ait pas été encore divulguée, on craint fort qu'il ne soit lié à un quelconque mouvement jihadiste ou qu'il n'ait des ramifications à l'intérieur du pays. Et les précédents de Borj Cedria le 23 décembre 2006, de Soliman le 3 janvier 2007 et de Rouhia dans le gouvernorat de Siliana le 17 mai 2011, au cours desquels plusieurs personnes aussi bien parmi les assaillants que parmi les forces de l'ordre et de l'armée ont trouvé la mort, sont encore présents dans les esprits. Les déclarations des membres du gouvernement divergent sur les incidents de Bir Ali Ben Khalifa et vont jusqu'à accuser un pays étranger d'être dans le coup (dixit le ministre de l'Enseignement supérieur) alors que l'on attend toujours la version du ministère de l'Intérieur. Car, n'en déplaise au chef du gouvernement, Hamadi Jebali, qui a minimisé la gravité des derniers incidents, la menace est réelle et, par conséquent, elle doit être prise au sérieux. Aujourd'hui, plusieurs autres dangers guettent le pays et qui risquent de mettre en péril ses acquis et toucher à son intégrité et à sa cohésion. Le premier d'entre eux est le laxisme du gouvernement qui a, jusque là, montré son incapacité à gérer une situation de plus en plus difficile. Manquant d'expérience et de vision, il n'a pas su mesurer l'ampleur de la crise ni anticiper les conséquences de la montée des violences et de l'exaspération des populations, jeunes en particulier, frappées de plein fouet par un chômage de plus en plus persistant et endémique. La sécurité tarde à être rétablie et la colère des policiers, des magistrats et des journalistes, notamment, face à la violence dont ils sont victimes, traduit bien ce sentiment de peur de l'inconnu de tous les Tunisiens. Et ce n'est pas à coup de déclarations pompeuses ni de belles promesses qu'on pourrait résoudre les problèmes les plus épineux. Ce laxisme a favorisé l'émergence de groupes se réclamant de l'idéologie salafiste pour essayer de faire appliquer leur loi. On l'a vu à Sejnane, Menzel Bourguiba et à la faculté des lettres de La Manouba. Leurs bannières noires qui remplacent le drapeau national sont exhibées partout et flottent même dans l'avenue principale de Tunis. Ils entendent, au nom de la liberté, restreindre celle de ceux qui ne partagent pas leurs idées. Et si l'on n'arrive pas à circonscrire ce phénomène naissant, on craint fort que certains de nos jeunes ne soient entraînés dans le salafisme jihadiste. Contrairement au salafisme de prédication qui prône une stratégie du « at tasfiyatu wa tarbiyah » (la purification et l'éducation) et prêche le retour au « salaf assalah » c'est-à-dire à « l'Islam des origines fondé sur le Coran et la Sunna », le salafisme jihadiste se refuse à limiter l'action religieuse à la prédication et « fait du jihad le cœur de son activité ». Les salafistes de cette tendance sont favorables au combat armé, afin de « libérer les pays musulmans de toute occupation étrangère mais également de renverser les régimes des pays musulmans qu'ils jugent impies pour instaurer un Etat authentiquement islamique ». Le gouvernement est-il dépassé ou complice ? Dans les deux cas c'est grave, car la crainte de voir ce mouvement se développer en Tunisie avec la connivence tacite de certaines sphères de l'Etat représente un grand danger pour la stabilité du pays. Sur un autre plan, la persistance de la crise de confiance est fortement préjudiciable au développement économique et social et à la stabilité politique du pays. L'économie est exsangue, les investissements tardent à arriver et les entreprises publiques et privées marquent le pas à cause de la montée des revendications sociales et le retour des sit-in et des grèves. Le chômage augmente de jour en jour et la situation est on ne peut plus confuse. Les promesses formulées par nos partenaires étrangers, qu'ils soient pays frères ou amis ou encore institutions financières internationales, tardent à être tenues. Crise internationale oblige ou pour cause d'absence d'une feuille de route claire ? Les deux à la fois. L'Europe, notre premier partenaire, n'est-elle pas frappée par la crise ? Et des pays comme l'Italie, la Grèce, l'Espagne et le Portugal voire la France, sont les plus touchés. Alors que le nouveau gouvernement tunisien ne semble pas rassurer ses partenaires ni sur sa capacité à gérer la crise ni sur ses véritables intentions quant à la prochaine étape et même si Hamadi Jebali, pressé de toutes parts, a déclaré que des élections auront lieu dans 18 mois, ce qui sous entend que la période provisoire durera finalement une année et neuf mois, beaucoup de choses doivent être clarifiées et beaucoup d'autres restent à faire. Parmi les priorités, notons l'élaboration d'un nouveau code électoral qui ne pourrait être promulgué qu'après l'adoption de la nouvelle constitution, la création d'une Instance indépendante des élections telle que stipulée dans l'article 24 de la loi portant organisation provisoire des pouvoirs, le rétablissement de la sécurité, l'assainissement du climat politique… Cette crise de confiance marque, aussi, les relations entre la troïka au pouvoir et l'opposition qui se rejettent la responsabilité de la crise. La dernière initiative de Hamadi Jebali de se consulter avec certains responsables de l'opposition, aussi louable soit-elle, ne doit pas servir pour la consommation médiatique seulement. Elle doit, plutôt, être élargie pour toucher tous les partis politiques, y compris ceux qui ne sont pas représentés au sein de l'Assemblée nationale constituante ainsi que les représentants de la société civile, et toucher toutes les questions de l'heure dont celles relatives à la politique étrangère. Aujourd'hui encore, les Tunisiens ne sont pas rassurés sur leurs acquis ni sur leurs libertés individuelles de plus en plus menacées par les agissements de groupes incontrôlés se réclamant du salafisme. Les agressions perpétrées contre les journalistes, les menaces proférées contre certains médias, les insultes sur les réseaux sociaux et la timide réaction du gouvernement font planer le doute sur sa sincérité et sa volonté à transformer ses paroles en actes et en mesures pratiques. La dernière déclaration de la ministre de la Femme sur « le mariage coutumier qui est une vieille pratique dans la société tunisienne et qu'il s'agit d'une forme d'engagement entre deux personnes s'inscrivant dans le cadre des libertés personnelles », laissant à la femme la liberté «de choisir la forme d'engagement qui lui convient », n'est qu'une remise en question déguisée des acquis de la femme et une manière pernicieuse d'ouvrir une brèche dans le Code du statut personnel, une des fiertés de la Tunisie indépendante. Venant d'une femme, fuyant la persécution de l'ancien régime et qui a passé près de 20 ans en France, cette déclaration est totalement anachronique. Les éclaircissements qu'elle a apportés n'ont fait qu'ajouter à la confusion et confirmer, in fine, la crainte de voir des acquis jugés, jusque là inaliénables, revus et corrigés en conformité avec la chariâ. On termine par cette citation de l'écrivain Claude-Gérard Sarrazin qui dit que « La pensée unique mène généralement à la dictature. Qu'il s'agisse de l'Inquisition, du nazisme, du bolchevisme, du fascisme et autres tyrannies, de tous les intégrismes, les sauveurs du peuple commencent toujours par défendre les droits du peuple, renversent les opposants à cette libération et installent une dictature sans faille. Il est à remarquer que « le bon peuple » marche allègrement « dans la combine » et ne se rend compte que sur le tard de son aliénation ; les résistants, conscients dès le départ, sont dénoncés, muselés ou supprimés ». A méditer.