Par Khaled TEBOURBI Heureux, bien sûr, de l'adhésion massive des journalistes à la grève de la liberté. 90% : un sacré chiffre! Ceux qui parlent de «médias de la honte» en prennent largement pour leurs invectives. Ils savent maintenant que si, comme ils le prétendent, la presse tunisienne a «retourné la veste», elle le fait non seulement dans le bon sens, mais encore dans sa quasi-totalité. Heureux, surtout, d'apprendre que le gouvernement serait, enfin, disposé à activer les fameux articles 115 et 116 et à dénouer la crise de «Dar Essabah». Ce ne sont, certes, que des promesses comme tant d'autres qui les précédèrent, mais «les lignes bougent», ce serait déjà ça d'acquis. Reste que, malgré tout, il n'y a toujours pas de quoi être complètement rassuré. N'oublions pas, d'abord, que cette question de la liberté de la presse et de l'indépendance des médias traîne inconsidérément depuis des mois, alors qu'elle relevait de l'évidence. Que l'on sache, elle était inscrite parmi les toutes premières priorités de la révolution. Que l'on sache encore, il y avait un accord absolu à son sujet. On aurait pu (dû) clore le chapitre d'emblée. Ce n'est toujours pas le cas. N'oublions pas, non plus, que la troïka au pouvoir, et principalement sa composante et dominante nahdaouia, montrent d'ores et déjà des réticences sur le principe. «Va pour la liberté de la presse et l'indépendance des médias», mais à la condition que «cela ne dérange pas l'ordre public», que «cela ne contrevienne pas aux bonnes mœurs», que «cela ne porte pas atteinte au sacré». Les restrictions «proposées» sont telles que l'on finit par se demander si le gouvernement en place, ses élus et ses alliés, croient vraiment en cette indépendance et en cette liberté. Sur la défensive Et ce n'est pas tout : y croyons-nous nous-mêmes, profondément, «dur comme fer», ainsi que l'exprimaient les mots d'ordre de la grève? Il y a des exemples qui prêtent plutôt au doute. Des dirigeants du syndicat des journalistes faisaient l'autre soir, le tour des radios et des télévisions. A part de se féliciter (à juste titre) de la réussite de leur mouvement, ils donnaient, tous, l'impression d'être sur la défensive. «Ouverts» au dialogue, prêts à négocier, prêts aux concessions, c'est ce qui revenait souvent dans leurs propos. Passe sur le dialogue, mais en l'espèce, s'agissant du droit fondamental du journalisme à être indépendant et libre, qu'y avait-il —qu'y a-t-il— vraiment à «négocier» ou à «concéder»? Rien, strictement rien. On est une presse libre ou on ne l'est pas. Le fait de le perdre de vue, même en toute bonne foi, trahit une certaine psychologie. La crainte est que nous avons trop intériorisé, tellement intériorisé, l'idée de la suprématie du pouvoir politique, qu'il nous paraît toujours naturel de n'être que ses «quémandeurs». C'était le sentiment que l'on avait, au soir de la grève, en écoutant parler nos dirigeants syndicalistes. Comment faire valoir un droit fondamental, comment l'acquérir, l'imposer, si l'on ne se trouve d'autre moyen que de le «quémander»? Dissimulation possible De plus en plus, ces derniers temps, on invite les médias à faire preuve «d'objectivité», de «neutralité», «d'impartialité», de «professionnalité», de «moralité». Sages recommandations, certes, à l'heure où le pays veut éviter toute entrave à sa transition démocratique. Le problème, néanmoins, est que nous adoptons nous-mêmes ces recommandations, nous déclarons y être obligés, nous l'écrivons, nous en discourons, sans trop chercher à savoir si elles sont réellement en cohérence avec l'exercice libre et indépendant de notre métier. Nous ne nous posons pas, surtout, une question : et si ces beaux, justes et nobles conseils nous dissimulaient d'autres «restrictions»? Si à travers leurs sages desseins, ils ne dressaient pas, au fond, de nouvelles limites devant nous ? Nous interrogeons-nous, par exemple, pourquoi on n'exigerait pas de même des politiques, spécialement du gouvernement et des constituants qui n'en sont, pourtant pas, eux, à une «dérive» près? Là, encore, hélas, nul et rien ne nous y poussent. Sauf cette psychologie timorée, sauf cette idée toujours ancrée en nous, de la «suprématie du pouvoir» et de notre position naturelle de «quémandeurs». Il y a eu grève de la liberté le mercredi 17 octobre, mais pour la presse tunisienne, comme on la voit —comme elle se voit— le chemin de la libération paraît encore long.