La Troïka, unie pour le meilleur et pour le pire L'opposition se serre les coudes L'Aïd apporte une trêve politique bienvenue en espérant que cette fête fera réellement baisser la tension dans le pays et au sein de la classe politique. Avant le 23 octobre, les Tunisiens craignant le pire, comptaient les coups portés par les uns et par les autres et regardaient impuissants leur Tunisie s'approcher d'un gouffre sombre et profond. A présent, il y a comme un semblant d'apaisement. S'agit-il d'une simple pause entre deux rounds de boxe ou alors d'une paix durable ? Rappel des faits : à l'approche de cette date anniversaire du 23 octobre, les négociations battaient leur plein entre des partis qui se volaient la vedette, et sans qu'une issue ne semble être trouvée. Vint alors l'initiative de dialogue national de l'Ugtt ressuscitée dans une volonté déclarée de désamorcer cette crise politique qui perdure. Rappelons, à ce titre, que la Troïka avait présenté une feuille de route, deux jours avant le démarrage dudit dialogue. Feuille de route qui apporte une certaine clarification. Quoi qu'il en soit, des propositions des trois partis gouvernants ont été mises sur la table, avec comme tête d'affiche la date du 23 juin pour les élections législatives et présidentielle. Premier constat, les partis alliés après bouderies et maintes fâcheries exposées sur la place publique se sont retrouvés. On se concerte désormais sur les petits et grands dossiers. Et nombre d'affaires litigieuses semblent avoir été tranchées dans le bon sens, telle l'activation des décrets 115-116, la presque certaine nomination de Kamel Jendoubi, le choix du régime politique mixte, et le dénouement annoncé de la crise de Dar Assabah , entre autres. Lors du 23 octobre, les trois discours des présidents, donnés devant un hémicycle à moitié vide, soit dit en passant, étaient concordants et très harmonieux. Ainsi, face à ce tableau qui semble idyllique, que fait l'opposition ? Les partis opposants ont-ils été pris de court ? Quelles sont les prochaines échéances de cette opposition à qui l'on reproche d'être disparate encore et toujours, face à une coalition gouvernante qui semble ressoudée ? Pour en savoir plus, nous avons donné la parole à certains ténors de l'opposition et des partis au pouvoir. Voici leur bilan de l'année écoulée, leurs perspectives d'avenir, leurs attentes, et leurs profondes appréhensions, car appréhensions il y a. Yassine Brahim : «L'histoire a prouvé qu'Ennahdha a du mal à faire la part des choses entre le respect de la loi et les considérations politiques» Il y a une certaine avancée grâce à la pression réelle du 23 octobre qui était une date importante non respectée dans l'absolu. D'ailleurs, le problème s'est posé dès le 20 décembre 2011, quand l'ANC a refusé de voter une date limite pour ses travaux. Mais il faut dire aussi que les partis au pouvoir ont pris bien conscience qu'il y a bien un problème, qu'il s'appelle juridique, moral ou politique! Et ont manifesté leur volonté de participer au dialogue, mais avec des a priori comme exclure Nida Tounès, ce qui nous a beaucoup choqués. Nida Tounès est un parti qui a sa légalité, quelle que soit l'opinion politique que l'on porte sur lui. Il faut savoir aussi que nous sommes dans un enjeu national de réussite ou d'échec de cette phase de transition. On s'attendait à ce que dans la journée de l'Ugtt, on puisse débattre des propositions des uns et des autres, et convenir d'une feuille de route. Maintenant que ça n'a pas été fait. On ne désespère pas d'y arriver d'ici la fin de l'année. Mais il faut dire que la journée Ugtt est sortie avec beaucoup de décisions, dont le démarrage de l'Isie au plus tard le premier décembre. A partir de là, on verra quelles sont les contraintes pour délimiter l'échéancier et organiser des élections. En même temps, les conditions de réussite de cette phase de transition ne vont pas dépendre que du calendrier. Il y a un tas d'instances qui doivent être prêtes au plus vite. Mais je tiens à dire que le bilan mitigé de l'année ne doit pas être uniquement mis sur le dos du gouvernement, l'ANC n'a pas été à la hauteur de la prise en considération des sujets clefs pour assurer la réussite de cette phase de transition. D'un autre côté, nous ne croyons pas qu'il faille encore attendre des catastrophes du type 14 septembre ou 18 octobre pour se rendre compte que le mouvement Ennahdha doit se retirer du ministère de l'Intérieur, avec tout le respect que nous devons à Ali Laâreydh. Ils ont énormément de mal à régler le problème des salafistes. L'histoire a prouvé qu'ils ont du mal à faire la part des choses entre le respect de la loi et les considérations politiques. Aujourd'hui, on sent qu'il n'y a plus aucune confiance dans la gestion du ministère de l'Intérieur. Nous allons consacrer une conférence de presse sur ce qui se passe dans le gouvernorat de Jendouba et notamment à Tabarka avec les délégués d'Ennahdha. Ceux-là menacent des hommes d'affaires et des hôteliers parce qu'ils vendent de l'alcool, ils leur envoient des milices qui saccagent et cassent leurs établissements. Nous ne voulons pas polémiquer, mais il y a un état d'esprit qui n'est pas cohérent. Un état d'esprit de secte. Regardez de plus près qui a été désigné dans les hautes instances judiciaires au niveau des juges. Ils sont tous Nahdhaouis. Quant à l'opposition, elle est en train de s'organiser. Nous projetons d'organiser des meetings communs et nous discutons avec tous les partis, et avec le front populaire. Cette phase de transition est la responsabilité de tous. Nous ne pouvons pas aller aux prochaines élections sans être sûrs que les démocrates auront la capacité de gagner les élections. Ainsi, nous créerons un équilibre dans le paysage politique et pourrons construire la nouvelle Tunisie. Chokri Belaïd : La Troïka s'est trouvée isolée sur les deux plans national et international, en subissant une baisse de popularité grandissante L'ensemble des dossiers, à l'instar de Dar Assabah, la libération des jeunes de Bouzaine ou l'activation des décrets régulateurs du secteur des médias, ont été traités grâce à la pression exercée par l'opposition en général, et par le front populaire en particulier. Par suite de la grève de la faim des habitants de Bouzaine, des journalistes et des députés, la grève générale des journalistes, ajoute à cela, le congrès de l'ugtt, la Troïka s'est trouvée isolée sur les deux plans national et international, en subissant une baisse de popularité grandissante. Aujourd'hui, il est indispensable de mobiliser les Tunisiens autour des dossiers décisifs pour se sortir de cette crise sociale et politique ouverte. Ce gouvernement a failli à tous ses engagements. Quant à nous, nous sommes en train d'arrêter une stratégie médiatique, politique et populaire pour défendre les acquis du peuple tunisien et répondre à ses attentes, dans un climat politique que nous voulons ouvert et serein. En outre, je tiens à dire que ces milices dangereuses qui sévissent en toute impunité, que Ghannouchi défend et qu'Abou Yiadh appelle à leur prolifération doivent être combattues. Celles-ci font craindre un enlisement du pays dans le chaos et la violence. Il faut que la mobilisation populaire et pacifiste soit généralisée. Et nous appelons à neutraliser les ministères de souveraineté. Ce qui requiert de nous, en plus d'avoir recours à la pression populaire mais aussi à l'élargissement des alliances politiques ainsi qu'à la structuration du front populaire sur l'ensemble du territoire tunisien. Je dois dire qu'il peut y avoir recoupement avec des partis de l'opposition dans des dossiers précis pour défendre les libertés fondamentales, et nous unir contre la violence et la violence politique, pour défendre nos acquis. Ces combats impliquent tout le monde. La société civile, les intellectuels, les artistes et toutes les composantes de la société tunisienne, avec les partis politiques de l'opposition qui doivent s'unir pour défendre les fondamentaux du peuple tunisien. Quant aux dossiers importants, comme la justice transitionnelle et les dossiers socioéconomiques, ils ne seront traités que par la pression populaire. Nous sommes dans un processus révolutionnaire, face à un gouvernement qui se caractérise par la monopolisation des décisions et la récupération politique. C'est un gouvernement de dictature qui ne croit pas au dialogue. En témoigne leur réaction face à l'invitation de l'ugtt, ils se sont défilés avec de faux arguments. Ils refusent Nida Tounès parce que rcdéiste et s'assoient avec El Moubadara pour discuter. Ce sont des gens qui ne pensent qu'à leurs intérêts partisans et se soucient peu de la Tunisie. Je tiens à faire remarquer, en outre, qu'après la mobilisation populaire lundi et mardi, Ennahdha est apparu comme un parti faible. Sa force de mobilisation est devenue limitée, c'est un parti qui n'est plus capable de mobiliser les gens. Il lui reste un peu d'argent et son appareil. Samir Ettaïeb : «L'une des faiblesses de cette opposition, c'est le manque de profondeur sociologique» Nous considérons que sur l'essentiel, la Troïka n'a pas cédé, l'essentiel pour nous est d'ouvrir un dialogue national et non pas de venir nous annoncer un calendrier. Ce n'est pas acceptable. La date du 23 juin est inconcevable. De plus, associer les deux élections présidentielle et législatives va à l'encontre du processus démocratique. Mais je tiens à dire aussi que certains croient que le refus des gens d'Ennahdha de s'impliquer dans le dialogue national est expliqué par la présence de Nida Tounès. Non, c'est un prétexte. En réalité, c'est la question relative aux ministères de souveraineté qui les dérange. Le parti refuse de quelque façon que ce soit de céder ces ministères et d'entrer en débat sur cette question. En outre, toutes ces dispositions et bien d'autres, avec quelles modalités seront-elles discutées ? A l'ANC ? Nous allons revenir donc à la machine de vote, avec cette mentalité de suprématie numérique. Cela fait neuf mois que nous n'arrivons pas à discuter au Bardo. Nous considérons qu'après le 23, un nouvel esprit de concorde doit prévaloir. Pour, ensemble, trouver des solutions, les meilleures pour la prochaine étape. Maintenant sur les questions litigieuses qui ont été tranchées, sur la question Dar Assabah, par exemple, pourquoi après tout ce temps ? Cette énergie dépensée, et l'image de la Tunisie ternie ? Après quoi ils acceptent de céder à toutes les revendications. Ce sont des méthodes qui posent un problème sérieux de gouvernance. Sur tous les autres dossiers, c'est la même chose, on nous fait perdre beaucoup de temps. D'un autre côté, les véritables dossiers de développement régional et socioéconomiques, ainsi que le dossier sécuritaire n'ont pas été réglés, les questions des libertés non plus. Sans parler des dossiers épineux de la magistrature et de justice transitionnelle. Ce dernier ministère est devenu organisateur de colloques et des dîners débats, il ne manque que les dîners galas. En Afrique du Sud, avec toute la complexité de la société et l'apartheid, en quelques mois la quête de la vérité a pris son cours et le processus a été installé. Le plus terrible, c'est que ce dossier a été sectionné sur l'ensemble des ministères. Chaque ministère pratique son chantage propre. Une liste noire pour les magistrats, une autre pour les hommes d'affaires, une troisième pour les journalistes. Ce sont des pratiques malsaines d'extorsion employées au nom de la justice. Maintenant pour parler de l'opposition, l'essentiel pour nous, c'est de nous structurer, parce que l'une des faiblesses de cette opposition, c'est le manque de profondeur sociologique. Nous l'avons payé cher dans les élections. Dans toutes les régions, El Massar, par exemple est représenté, mais nous manquons de relais dans les localités. Il y a aussi des structurations interpartisanes qui s'installent entre El Massar, Joumhouri, Nida Tounès. A cette coordination se joindront d'autres partis. Nous sommes pour un large front politique que nous espérons de Nida Tounès jusqu'au Front populaire. Nous avons commencé les contacts, les premiers signes sont encourageants. Si nous arrivons à monter ce front, ce sera un large succès pour l'opposition tunisienne. Hella Habib Walid Bennani, membre du Conseil de la Choura et vice-président du groupe parlementaire d'Ennahdha : Trois grandes échéances Nous sommes appelés à nous concerter sur les trois principales échéances politiques suivantes : D'abord, la discussion et l'adoption finale de la Constitution dans un délai maximum de trois mois. Notre espoir est que la Constitution soit validée d'ici fin février 2013 sur la base des 2/3 des voix des constituants. Ensuite, l'approbation de la loi portant création de l'Instance supérieure indépendante des élections (Isie), de sa composition et des prérogatives qui lui seront dévolues, en décembre 2012. Enfin, la discussion et l'adoption du nouveau code électoral en mars 2013. Si on arrive à satisfaire ces trois échéances dans les délais, je considère que la voie sera ouverte en vue des prochaines élections. Au sein d'Ennahdha, nous ne voyons pas d'inconvénient à ce que les élections se déroulent fin mai 2013. Nous aurons ainsi six mois pour que l'Isie assume sa mission dans les normes. Pour ce qui est de la création des instances de la magistrature et des médias, je pense qu'elle doit intervenir avant fin 2012. Il y a aussi d'autres échéances à caractère ordinaire que l'ANC doit inscrire sur son ordre du jour, à l'instar de la discussion et de l'adoption du budget de l'Etat pour l'exercice 2013 ainsi que le suivi de son application par le gouvernement. Samia Abbou, constituante, (CPR) : «Non à l'exclusion, oui au consensus» Je suis convaincue que le gouvernement se doit de lancer des signaux à même de rassurer l'opinion publique et de renforcer le climat d'apaisement, et ce, en opérant un changement dans la composition de l'équipe gouvernementale en y faisant participer d'autres partenaires politiques et certaines compétences nationales. L'objectif recherché est de renforcer la légitimité du gouvernement grâce au consensus et d'atténuer au maximum la tension qui marque actuellement le paysage politique national. Il est aussi indispensable d'accélérer la mise en place de la justice transitionnelle en ouvrant les dossiers de la corruption et de la malversation. Les Tunisiens ont le sentiment que ces dossiers sont relégués aux oubliettes. Les systèmes de la justice et de la sécurité doivent, aussi, faire l'objet de réformes fondamentales. Sur un autre plan, il est urgent d'adopter une Constitution consensuelle qui réponde aux attentes de tous les Tunisiens et qui ne soit pas élaborée conformément aux intérêts ou aux désirs du parti qui dispose de la majorité à l'heure actuelle. Quant à la date des élections, je pense que c'est à l'Isie de la fixer. Toutefois, je suis contre la date déjà annoncée par la Troïka, soit en juin dernier, mois consacré aux examens nationaux, lesquels-faut-il — le rappeler — constituent la principale préoccupation nationale, à cette période. D'autre part, j'estime qu'il serait salutaire pour notre pays de nous éloigner de la logique de l'exclusion, de chercher le consensus et de faire triompher l'intérêt national au détriment des intérêts et des calculs partisans. Mohamed Bennour, porte-parole d'Ettakatol : «Halte à la politique spectacle au sein de l'ANC» Il est impératif de parvenir à la date des prochaines élections et d'adopter la Constitution, dans une première lecture, d'ici le 14 janvier 2013, à condition que les constituants s'accordent à éviter les discussions interminables sur les questions d'actualité et se consacrent entièrement à leur mission initiale, celle de discuter la Constitution et de l'adopter dans les plus brefs délais. Toutefois, les questions d'actualité ne doivent être ignorées ou marginalisées. Elle peuvent être l'objet de discussions lors des plénières, à raison d'une heure au maximum, avec la participation des chefs des groupes parlementaires qui pourront exprimer les positions de leurs partis. Assez de temps perdu, halte aux shows à la Constituante et aux dialogues de sourds et mettons-nous au travail sérieusement. Je pense que le meilleur cadeau que l'on puisse offrir au peuple tunisien en cette période de tensions et de tiraillements est bien celui d'adopter la Constitution dans les plus brefs délais et de parvenir au consensus afin de prémunir la Tunisie contre les dangers qui la guettent dont en premier lieu, la violence politique. Il est inacceptable qu'une victime tombe à Tataouine sans qu'aucun des présumés coupables démasqués par les photos vidéo ne soit arrêté. Propos recueillis par A.DERMECH