L'Aïd El Kébir a eu, cette année, un goût étrange, étranger. Le mouton roumain a volé la vedette au bicorne national. On n'a parlé que de lui, de ses caractéristiques physiques, de son régime alimentaire, de son goût, de son vaccin dont les effets ne disparaîtront qu'au mois de novembre prochain, et, bien sûr, de sa traversée méditerranéenne qui l'a amené en Tunisie et qui s'est soldée par un événement fâcheux, celui de l'échouage d'une vingtaine de carcasses sur les plages de Nabeul et de Hammamet. Ce fait a accentué les doutes des consommateurs autour de l'état de santé des animaux importés et a pratiquement bloqué les ventes le lendemain de l'incident, surtout après la déclaration d'un «officiel» qui a, semble-t-il, été induit en erreur en confondant les moutons avec des phoques. La déclaration, comme la vidéo des carcasses échouées, a fait, bien sûr, le buzz sur les réseaux sociaux et accentué la crise de confiance existant entre les administrés et l'administration depuis le déclenchement de la révolution du jasmin. Pourtant, les intentions étaient bonnes au préalable. L'importation de près de cent mille têtes de moutons roumains avait pour objectif de réguler les prix du marché, trop élevés pour les petites et moyennes bourses, et combler la portion manquante de 5% dans le cheptel local pour permettre au maximum de familles tunisiennes de fêter l'Aïd El Kébir comme il se doit. Le tollé qui a suivi l'importation du mouton roumain étonne et suscite plusieurs interrogations : qu'est-ce qui a éveillé les suspicions des Tunisiens qui, du reste, sont habitués à consommer des produits importés, y compris la viande rouge, bovine et ovine? Est-ce la première fois qu'on importe le mouton de l'Aïd ? Pourquoi les explications et justifications des différents ministères impliqués dans cette opération, celles des vétérinaires et des spécialistes en élevage ovin ne sont-elles pas parvenues à convaincre les consommateurs et à avoir raison de leur réticence ? Serait-ce la conséquence d'une décision non consensuelle prise au sein de la commission nationale qui a été chargée d'organiser l'opération d'importation du mouton de l'Aïd ? Fallait-il informer à l'avance les Tunisiens et leur éviter l'effet de surprise ou le fait accompli? Ne valait-il pas mieux importer le bétail d'un pays arabo-musulman pour rassurer et assurer ? Toutes ces questions émanent des commentaires recueillis ici et là et suggèrent la nécessité de fournir aux Tunisiens des réponses convaincantes dans le cadre d'une évaluation complète et sérieuse de l'opération d'importation dans sa globalité. Evaluation organisationnelle et décisionnelle pour deux raisons, au moins. La première: les Tunisiens doivent reprendre confiance en leur administration et pour cela, la transparence dans la gestion des dossiers et la franchise dans les propos officiels, même s'ils ne plaisent pas, sont une condition sine qua non. La deuxième: les Tunisiens ont besoin d'être compris, respectés et informés. C'est là une condition nécessaire et suffisante pour retrouver une certaine joie de vivre et l'effervescence habituelle de l'Aïd, un mélange exquis de brise vacancière, de fièvre commerciale et de méditation religieuse, que beaucoup n'ont pas vécu cette année.