Interférences concrètes avec le parti Ennahdha Avertissements du secrétaire général du gouvernement Trente avocats instruisent un dossier d'accusation Des comités hérités de la nuit du 14 janvier, des présidents atypiques, des communiqués véhéments, des sorties masquées, des attaques revendiquées et récemment un meurtre à élucider... Qui sont et que veulent au juste les comités de protection de la révolution ? Dissolubles ou intouchables ? Manipulateurs ou manipulés? Assimilant le leitmotiv révolutionnaire au discours islamiste et l'articulant au discours du gouvernement, sont-ils en train de constituer un nouveau corps de «gardiens de la révolution» ?... Enquête(*) Deux semaines après la mort, le 18 octobre dernier, du président de l'Union régionale de l'agriculture et de la pêche de Tataouine, aucune enquête judiciaire, aucun rapport d'autopsie — outre celui très controversé concluant à l'arrêt cardiaque – ne se sont encore définitivement prononcés sur les raisons de son décès. Mais, la disparition du coordinateur du mouvement naissant Nida Tounès n'aura pas attendu les balbutiements politico-médico-légistes et les ajournements judiciaires pour désigner un coupable : la Ligue populaire de la protection de la révolution de Tataouine, organisatrice de la «marche de l'assainissement» qui s'est soldée par un mort et neuf blessés. La question jusque-là diffuse de l'existence opaque et des pratiques mystérieuses des comités et ligues de protection de la révolution est posée. Et la mort du représentant d'un parti est désormais comptabilisée comme «le premier assassinat politique dans la Tunisie post-révolution» à l'actif d'une nébuleuse encore loin d'être sondée... Tataouine : chronique d'une mort annoncée ? De quelque côté que l'on se place, coalition au pouvoir, opposition, ONG et même du côté de ces structures actives de protection de la révolution, la conclusion est indiscutable : cette mort a bien eu lieu dans un contexte particulièrement violent d'affrontement politique. Affrontement auquel deux acteurs immédiats ont plus ou plus moins tacitement appelé dans une simultanéité parfaite et une curieuse interférence. Le premier acteur est le bureau régional du CPR qui a signé un communiqué appelant le peuple à «l'assainissement de l'administration et l'élimination des anciens Rcdistes de retour dans Nida Tounès». L'annonce particulièrement véhémente a été affichée sur plus d'une façade de commerce dans le centre de Tataouine. Le second acteur est la Ligue populaire de protection de la révolution de Tataouine (Lpprt) au moyen d'un second communiqué tout aussi véhément et d'un crieur public traversant la ville en voiture, une semaine durant. Objet commun de l'appel : mobilisation populaire pour une «marche de l'assainissement» devant en «finir avec les ennemis du peuple et de la révolution»... Des témoins oculaires rendent précisément compte de l'extrême tension dans laquelle se trouvait la foule à l'approche du siège de l'Union : «D'abord peu nombreux, les manifestants ont à peine prononcé quelques ‘‘Dégage!'', au passage devant la municipalité, le bureau régional de l'Unft et la délégation régionale de l'Office national de l'artisanat. Arrivée à destination, la foule a gagné en concentration et en détermination avec ce mot d'ordre ambigu qui sommait le peuple d'en finir avec le représentant de Nida Tounès»... Mais, sitôt après les faits, le crieur public s'est évidemment tu et les deux documents ont disparu des façades de la ville comme de la page officielle FB de la ligue de Tataouine. Un «communiqué d'éclaircissement» s'y est rapidement substitué. Cosigné par la Lpprt, les représentants régionaux du parti Ennahdha et du CPR, le document insiste après coup et sur un ton apaisé sur le «caractère pacifique» de la marche et explique son bilan mortel par «l'attaque inattendue dont elle a été l'objet à coups de jets de pierres et de Molotov de la part des milices du défunt»... Pour les observateurs, ce document apporte un nouvel élément, au moins : l'implication d'un troisième acteur, dans la «marche de l'assainissement», qui n'est autre que le parti Ennahdha. Pour les dirigeants de l'opposition et les représentants des ONG, le détail n'est qu'une preuve de plus dans l'historique des interférences entre les ligues de protection de la révolution et ce parti... «Milice» ou «ONG», faut-il dissoudre les ligues de protection de la révolution ? Quoi qu'il en soit et dans l'attente indéfinie d'un rapport officiel d'autopsie et de la conclusion d'une enquête judiciaire, l'affaire de Tataouine prend une tournure hautement politique. Elle investit le sommet de l'Etat. Entre les dirigeants du parti endeuillé et de l'ensemble de l'opposition dénonçant «la barbarie d'un assassinat politique» et ceux de la coalition au pouvoir qui le justifient, le président de la République dut trancher. Mis à mal par l'implication de son propre parti, le CPR, M. Marzouki use pleinement de ses rapports exclusifs pour condamner sévèrement «l'assassinat par lynchage public» et dénoncer sans ambiguïté l'activité des comités et ligues de protection de la révolution : «Le temps est venu pour sonner l'alarme et avertir que les institutions légitimes de l'Etat sont les seules habilitées à protéger la révolution et à garantir la sécurité du pays... Il n'est pas du droit de ces milices de talion de se substituer aux institutions du pays et à ses législations...», devait-il déclarer dans une rencontre avec la presse diffusée sur trois chaînes de télévision. Sa position lui coûte le courroux de la Ligue nationale de protection de la révolution (Lnpr), baptisée «Ame de la révolution» qui va jusqu'à mettre en doute «ses facultés mentales et sa légitimité provisoire... gagnée grâce à ces forces révolutionnaires qu'il méprise...» Le président de la ligue de Sfax Hamadi Maâmmar exhorte, quant à lui, Marzouki de «se contenter de son travail de président et laisser faire les défenseurs de la révolution...». Du côté de la présidence du gouvernement, une simple position de principe va «dénoncer la violence de quelque nature qu'elle soit et exiger de déterminer les responsabilités des évènements...». Deux jours après l'événement, H. Jebali avait pourtant déclaré au micro d'un journaliste : «Nous sommes pour la dissolution des formations qui sont de nature à compliquer la situation politique dans le pays... Les comités de protection de la révolution auraient dû jouer un rôle positif dans ce climat politique tendu...». Faut-il ou non dissoudre les comités de protection de la révolution? La question monopolise désormais les plateaux et divise, sans surprise, les deux principaux clans politiques — troïka et opposition — entre défenseurs et accusateurs. Les premiers, appartenant en majorité au parti Ennahdha et à moindre échelle aux deux autres partis de la coalition, dénoncent la violence des faits mais défendent en même temps «la haute légitimité populaire des comités et leur droit d'exister, de manifester, de s'exprimer démocratiquement, de contrôler le cours de la révolution, comme toute autre composante de la société civile...». Les seconds appellent sans ambages à «la dissolution de ces structures violentes qui s'attaquent aux dirigeants politiques, cassent les meetings, nuisent au processus démocratique et n'ont plus de raison d'être...». Du côté de l'ANC, cet appel est un leitmotiv qui revient depuis six mois déjà. Les députés de l'opposition Samir Ettaïeb et Khémaïs Ksila ont été les premiers à qualifier les ligues de protection de la révolution de «milices partisanes» et à dénoncer leurs «pratiques antidémocratiques». Ils n'ont pas été entendus. Avec l'affaire de Tataouine, le mot «milice» refait surface. «La ligue de protection de la révolution constitue la milice d'un parti et aucun parti n'a le droit de constituer une milice», affirme Néjib Chebbi, président de la commission politique du Parti républicain. Pour le constitutionnaliste Kaïs Saïed, «la ligue ne peut en aucun cas remplacer l'Etat. Elle doit être à distance de toutes les formations politiques et non pas le bras long d'un seul parti». Pour le commun des observateurs de la vie politique, «les comités sont en train de profiter de la faiblesse de l'Etat, de doubler le droit et les institutions et de se substituer à la machine de la justice transitionnelle qui tarde à être installée». «Revendiquer la dissolution des comités de protection de la révolution revient à réclamer la dissolution du peuple entier !» Contrairement à d'autres affaires, celle de Tataouine n'interpelle encore aucun procureur ni substitut. Seuls le Parti républicain et un collectif d'avocats vont la porter devant la justice et plaider pour la dissolution de ces structures en général. L'affaire de Tataouine n'aura-t-elle été que la partie visible d'un iceberg nommé ligues de protection de la révolution. En réponse aux accusations et aux demandes de dissolution, les présidents et porte-parole des ligues réagissent de partout et multiplient les déclarations. Celle de M. Maâlej, président de la Lnpr «Ame de la révolution», est éloquente : «Revendiquer la dissolution des comités de protection de la révolution revient à réclamer la dissolution du peuple entier !...», décrète-t-il lors d'une conférence de presse organisée suite aux évènements de Tataouine. Sur le plateau d'une chaîne indépendante, son porte-parole annonce vouloir faire une rectification : «Nous appelons de toutes nos forces à assainir l'administration et le paysage politique, mais pas avec nos propres mains». Il ajoute : «Les autres parlent de nous comme des milices violentes mais oublient que nous avons été engendrés par la révolution et que nous émanons du peuple... Nous sommes le peuple ! Après, nous avons créé le cadre légal, la ligue et ses branches régionales, pour lutter contre les dépassements possibles et coordonner nos positions, que l'on soit au Kram, à la Cité Intikala ou à Sidi Bouzid où nous avons récemment inauguré une nouvelle antenne...» Mêmes positions, mêmes discours du côté de Saïd Chelbi, président de la Ligue de Tataouine, et de Hamadi Mâmmar, président de la ligue de Sfax. «Nous sommes la conscience du peuple et nous demandons la dissolution du parti Nida Tounès, en raison de sa non-conformité à la loi», déclare Maâmmar lors d'une conférence de presse où il annonce l'organisation, au troisième jour de l'Aïd Al Idha, d'une rencontre nationale devant réunir à Sfax l'ensemble des ligues et des comités autour d'une «stratégie unifiée pour contrecarrer le parti Nida Tounès». Ainsi, au fil des attaques et des défenses des uns et des autres, les ligues de protection de la révolution sont, pour quelques jours et pour la première fois, propulsés à la une des actualités... Célébration du 23 octobre sur le thème de l'éradication de «Daâ Tounès» et autres maladies... Pourtant, ces structures dites révolutionnaires ne sont pas à leur première ni à leur dernière activité. A présent, la «marche de l'assainissement» de Tataouine ne constitue que le premier maillon d'une longue chaîne de manifestations inscrites au programme du 23 octobre. Pour les ligues et les comités, l'anniversaire des premières élections devait être éclaté le long d'une semaine de festivités. Histoire de «donner à cette première fête de la légitimité son caractère révolutionnaire essentiel», les appels, les invitations, les plans, les stratégies et les communiqués se multiplient essentiellement à travers le réseau Facebook où les ligues abritent leurs pages officielles et leurs murs. Sfax, Sousse, Nabeul, Bizerte, Tataouine, Gabès, Grand-Tunis... Au fil d'une lecture minutieuse de ces pages défilent les mêmes communiqués âpres et déchaînés «contre Daâ Tounès (jeu de mot signifiant littéralement le mal de la Tunisie), contre le retour des Rcdistes et des hommes d'affaires corrompus, contre l'ensemble des partis de l'opposition, contre les élites laïques, les médias et tous ceux qui appellent à la fin de la légitimité...». Rejoignant les revendications majeures du mouvement «Ikbiss», certains s'inscrivent dans une simple logique de pression sur le gouvernement. D'autres s'en émancipent nettement et appellent ouvertement à la vindicte populaire; au «droit du peuple à extirper de ses propres mains les maux de la corruption et de la contre-révolution». Des plus anodins aux plus subversifs, les communiqués comportent le même mélange explosif des genres, assimilant le discours révolutionnaire au discours islamiste et rejoignant ingénieusement le discours du gouvernement. Tous s'appuient sur «la volonté du peuple» et l'appellent à se mobiliser contre les ennemis de la révolution. Quelques semaines avant le 23 octobre, tous agitaient la même menace d'un sombre complot fomenté par «les forces contre-révolutionnaires qui vont mettre à feu et à sang le pays et s'ériger contre la légitimité, le jour J et contre lesquels, il faut lutter afin de protéger le pays...». Complot que seules les ligues semblent détenir le secret (lire encadré «Aux jeunes de la révolution». Mais, au-delà d'une intense activité virtuelle, de quelques milliers de fans, de «partages» et de «j'aime», qu'en est-il des actions réelles des ligues de protection de la révolution ? Sur le terrain, à coup de «marches pour l'assainissement», de «veilles», de «rencontres culturelles et artistiques», la semaine précédant le 23 octobre devait donner la mesure de leur poids et de leur demande à travers le réseau réel qu'ils ont tissé dans le pays. Placé à la fois sous le signe de l'exaltation et de la vigilance, l'anniversaire devait servir en même temps à «commémorer les premières élections», à «soutenir la légitimité de l'ANC et du gouvernement», à «poursuivre la révolution», mais surtout à «combattre ceux qui se préparent à brûler le pays»... Un 23 octobre manqué et un coin de voile levé... Mais les évènements de Tataouine en décident autrement. Les ambitions festives et combatives sont révisées à la baisse et l'heure se fait à l'humilité. Les marches pour l'assainissement attendues dans plusieurs villes après Tataouine n'auront pas lieu... Les expéditions prévues des régions vers la capitale sont pour la majorité annulées. Elles devaient alimenter une manifestation historique sur l'avenue Habib-Bourguiba et un sit-in au Bardo. Trois moments ont tout de même persisté. Le premier est le sit-in de soutien à la légitimité du gouvernement et de l'ANC organisé devant le Palais du Bardo. Tentes et parasols ont, dans la nuit du 22 au 23 octobre, investi les lieux. Sous une pluie battante, des chants révolutionnaires ont fusé et ne se sont tus qu'au petit matin. Les sit-ineurs sont tout de même déçus. Ils pensaient être beaucoup plus nombreux. Mais seul le tissu du Grand-Tunis se verra représenté. Dimanche 21 octobre, une autre manifestation a lieu. Sur l'esplanade de la maison de la culture de Bab Souika, une rencontre réunit la vice-présidente de l'ANC, Mehrezia Laâbidi, la journaliste Sihem Ben Sédrine et le président du comité de Bab Souika, Moôtez Akacha. Sous l'intitulé vague «Les créations de la révolution et les moyens de les préserver», le débat achoppe sur les problématiques de l'instant : comment répondre à ceux qui demandent à dissoudre les comités ? Comment soutenir le gouvernement et l'ANC ? Comment faire face au retour des Rcdistes corrompus ?... La veille, samedi 20 octobre, à la maison de la culture du Bardo se tient l'un des forums de la révolution dont la ligue nationale (Lnpr) semble avoir l'habitude. Le député Aberraouf Ayadi y est invité à conférer sur le thème «Jugements et achèvement des objectifs de la révolution», derrière une banderole affichant le slogan : «A bas le parti du Destour, à bas le bourreau du peuple». Avec les faits et les circonstances qui ont entouré l'affaire de Tataouine, un coin de voile est à peine levé sur l'activité, les prérogatives, les méthodes et les engagements des ligues de protection de la révolution...