Je connais Ali depuis les années lycée, ces fameuses années soixante de la joie d'exister et de la passion de s'investir dans un pays qui s'ouvrait à tous les espoirs et se permettait tous les rêves, aussi fantasques soient-ils. On voulait alors tout faire et refaire sous la houlette de ce petit bonhomme de Bourguiba qui était verbe et action, rayonnant, père possessif et maître de céans jaloux, couvant cette belle et frivole Tunisie qui, à l'époque de son insouciance et de sa nouvelle jeunesse, tentait mille diables. Un état de grâce créatif régnait dans les salons improvisés des cafés de l'avenue « libérée », qui succèdent au nostalgique «Taht essour ». Les caciques de l'Ecole de Tunis s'y partageaient, déjà, le gâteau des commandes du nouvel Etat, cependant que les velléités baroques et l'avant-gardisme avaient, sur la rive d'en face, leur carré opposant et perturbateur. Et pour ne parler que d'art plastique, les styles foisonnaient et les genres se bousculaient au rythme des modes changeantes, et des groupes se faisaient et se défaisaient au gré des humeurs et des amitiés passagères. Plus tard, Ali Zenaïdi fit partie de cette génération intermédiaire qui avait joué le rôle ingrat de relais entre deux modes de réflexion, de vision et d'approche plastique. Une génération hétéroclite et tiraillée à l'envi, traduisant par là les incertitudes du moment et l'absence de repères qui auraient permis une prise d'appui. L'Ecole de Tunis, étant un club fermé d'artistes formés à l'époque colonialiste, vacillant entre la carte postale orientaliste revisitée, voire « nationalisée », et des approches moins conventionnelles, du moins en intention. Ils maîtrisaient certes leur art, mais voulaient aussi maîtriser les enjeux et dicter le tempo. Ali Zenaïdi ainsi que beaucoup de jeunes diplômés de l'Ecole de Bab Sidi Abdesslem se sont dirigés essentiellement vers l'enseignement, tout en se forgeant, au fil de l'expérience, un profil de futurs artistes malgré la mainmise des aînés. Et, comme les saumons, ils se sont frayé un chemin à la peine, en contrant les flots. Ils formèrent la première fournée de l'après-indépendance, celle ayant eu le privilège d'avoir une scolarité tunisienne qui a nécessairement influencé leur art. Enfant de la médina, Ali grandit dans le dédale de ses ruelles intimes et entre ses murs « apprêtés » à la chaux et annonciateurs de la toile blanche. Son œil savait déjà répertorier les tracés irréguliers et apprécier les voûtes pudiques et de mystère. Parfois, il se surprend à contempler la ligne mystique d'un minaret malékite, ou l'aristocrate octogonale hanéfite. Les belles, drapées et poursuivies du regard, de dos comme le veut l'usage, les processions bruyantes de ces écoliers aux tabliers bleu outremer incertain, les quidams moustachus et vagues, traversant le temps, les charretiers et tout ce monde très quotidien porteur de formes et de couleurs, interpellaient sa boulimie visuelle et gavaient ses sens délicats. Et le verdict tomba comme un couperet : la peinture a pris définitivement possession de l'enfant de Bab al Jazira. La rétrospective consacrée à Ali Zenaïdi au musée de la ville de Tunis raconte cet itinéraire de l'artiste, et explique, entre lignes et nuances, le processus créatif d'un peintre et dessinateur racé et authentique. Cette genèse sur toiles nous ramène à un constat des plus douloureux, l'absence d'une véritable et impartiale histoire de l'art et des artistes tunisiens. Les cent cinquante œuvres de Ali Zenaïdi exposées au palais Khéreddine attestent tout d'abord d'une grande maîtrise technique. Ou des techniques utilisées, y compris le collage. Ce fameux collage dont j'ai fait personnellement le deuil en Tunisie et que j'ai longtemps considéré comme un fourre-tout et un débarras à peu de frais de la médiocrité artistique. Me voilà soudain réconcilié avec l'impossible découpage et le génial agencement, loin du spécieux attrape-nigaud et de la contrefaçon grotesque. Le collage est le baromètre de la composition. Il est révélateur du degré de maîtrise de l'espace et du sens de la « répartie » visuelle, que l'on retrouve présent dans toute la peinture « narrative » de l'artiste qu'on découvre tour à tour fresquiste et peintre troubadour. Mais tout en s'offrant à nos regards, légère et enlevée, la peinture de Zenaïdi, figurative ou abstraite, révèle cette solidité de structure qu'on ne peut posséder sans véritable maîtrise du dessin. La masse s'affaiblit au profit de la ligne. La ligne, ici, se veut expressive et, je ne sais pas trop pourquoi suis-je tenté par « pédagogique ». Ne retrouve-t-on pas dans les scènes de Zenaïdi ce graphisme du livre scolaire de nos années cinquante, qu'il réinvente et transforme en manifeste pictural? Lui-même avoue ces réminiscences qui remontent agréablement en surface et évoque la douce nostalgie qui guide son geste. Mais encore, est-on étonnés par cette écriture plastique qui emprunte par moments à la bande dessinée sans perdre de sa vigueur, pour ensuite communiquer en symbolique berbère avant de devenir sibylline à travers une composition abstraite renvoyant aux formes et couleurs d'une mémoire du terroir auquel le peintre restera fidèle à jamais. La geste de Ali Zenaïdi, traduite en plusieurs approches plastiques, concordantes plutôt que dissonantes, et avec des medium aussi variés que maîtrisés, confesse l'immense champ de manœuvre dans lequel évolue, avec aisance et maestria, celui que je considère comme le Ammar Farhat académique et abouti de notre époque. Car autant que Ammar, Ali possède le don du conteur et la sorcellerie de la couleur. Comme lui, il sait envoûter mais se refuse au maniérisme et au précieux qui affectent généralement les scènes de genre et les figent dans une froide et impersonnelle représentation. La rétrospective de la place du Tribunal restera un témoignage de vie et d'art et consacrera Ali Zenaïdi comme valeur nationale et repère solide de la peinture tunisienne contemporaine.